La bataille de la Marne a été gagnée par le général Joffre, l’homme qui commandait les troupes françaises, qui sauva ainsi la France de la défaite et ruina le plan de guerre allemand reposant sur une victoire rapide et complète sur le front occidental.
Cette évidence devrait être une banalité.
Pourtant, c’est loin d’être le cas. Depuis 1914, et jusqu’à nos jours, le mérite principal de Joffre lui est dénié. Militaires et hommes politiques contemporains des faits, historiens du dimanche et parfois universitaires se coalisent pour l’empêcher de recevoir sa couronne de lauriers. Les tendances historiographiques actuelles ne devraient pas arranger la situation. Il devient en effet de mauvais ton d’étudier les généraux, ceux qui ont commandé, gagné ou perdu les batailles, au profit exclusif du Poilu et de sa vie quotidienne, comme si les soldats évoluaient dans un environnement détaché de celui des officiers. Même la simple évocation des batailles tend à disparaître de certaines études sur la Grande Guerre, ce qui est quand même un comble ! Un vieux reste d’influence marxiste ?
La biographie bien documentée et écrite selon les règles que Rémy Porte consacre à Joffre remet fort heureusement les choses à leur place. Elle apporte une pierre essentielle à la compréhension de cet homme en réalité taciturne et mystérieux à bien des égards. Officier d’active, l’auteur enrichit son analyse historique de sa propre connaissance du monde militaire et des états-majors, ce qui lui permet de bien décrypter le fonctionnement de cet univers si particulier, qui n’échappe pas aux travers humains, loin de là !
Il existe de nombreux mystères autour de Joffre : sa courte appartenance à la franc-maçonnerie, son positionnement lors de la Commune, son rôle dans la conquête de l’Empire colonial, son ascension et surtout sa nomination à la suprême fonction de chef d’état-major général en 1911, lui qui sort de l’arme du génie et n’est pas connu pour avoir mené des batailles de grande ampleur. Rémy Porte répond à ces questions en apportant des informations très intéressantes, notamment sur la période coloniale qu’il décrit comme fondatrice pour la personnalité du futur chef des armées françaises.
L’auteur prend aussi un plaisir évident à tordre le cou à certaines légendes, comme celle sur la suprématie absolue que l’offensive à outrance exercerait sur les esprits d’avant 1914. De la même façon, il décrit en détails les conditions d’élaboration du plan XVII, les pesanteurs politiques et militaires avec lesquelles Joffre doit composer. La principale vient de son ignorance sur la voie exacte que les armées allemandes suivront pour envahir la France. Car, contrairement à ce qui est souvent dit et répété, beaucoup d’incertitudes existaient sur l’entrée ou non en Belgique, sur l’intensité de la manœuvre d’enveloppement (ira-t-elle jusqu’à Anvers ?) et sur sa nature (simple diversion ?).
Même si une réelle sympathie pour Joffre se dégage des pages de l’ouvrage, Rémy Porte met en évidence ses erreurs, sa sous-estimation de la participation des unités de réserves allemandes en août 1914, sa confiance maintenue à des subordonnés qui se trompaient. Par contre, il estime qu’on ne peut lui faire porter seul la responsabilité des hécatombes des premières semaines de la guerre, ni des échecs sanglants des offensives ratées de 1915. Ces opérations étaient, selon l’auteur qui se place sur le terrain du bon sens, nécessaires car « sauf à renoncer à toute activité sur le front, il n’y a matériellement pas d’autre alternative pour espérer chasser les Allemands ».
Joffre est décrit comme un homme qui « s’efforce toujours d’avoir deux fers au feu et, [qui] dès le début de l’action principale, envisage d’autres éventualités ». Cette qualité, cette absence de dogmatisme, cette capacité à jauger ses erreurs comme celles de l’ennemi, et cette maîtrise absolue de soi et de ses nerfs, jouent un rôle primordial dans la victoire de la Marne.
L’histoire de Joffre et de son commandement permet en outre de réfléchir sur les rapports entre les institutions démocratiques et les militaires, dans une période de grand danger, lorsque les premières confient aux seconds la survie du pays et la leur ! Un personnel politique républicain, traumatisé par les coups d’Etat des Bonaparte, hanté jusqu’au fantasme par les pronunciamientos militaires, ne peut voir que d’un mauvais œil ce général qui concentre de nombreux pouvoirs entre ses mains et profite – c’est incontestable – de la confusion du mois d’août 1914 pour s’en arroger d’autres. Le conflit devient inévitable. Les grimaces de la vie politique ne cessent pas, même quand les Allemands sont à Amiens !
Rémy Porte a, délibérément et en toute logique, concentré son étude sur la période précédant la Grande Guerre et sur le conflit lui-même. On aurait quand même voulu en savoir un peu plus sur la vie privée et familiale de Joffre, et sur les années postérieures à la paix, sur son influence sur les décisions politico-militaires. Cela dit, l’homme est indissociable du conflit qui l’a révélé.
Non sans ironie, Rémy Porte rappelle que « lorsque le danger est passé, classiquement, ceux qui n’ont pas eu à prendre les décisions les plus sévères se découvrent de nouvelles compétences et n’hésitent pas, le calme retrouvé, à manier l’éloge ou la critique. » En somme, à la place de Joffre, beaucoup aurait mieux fait que lui ! Cela vaut aussi pour d’autres périodes de l’histoire de France, encore plus dramatiques. Joffre, comme tout décideur, a dû faire ses choix, en fonction des éléments dont il disposait, du contexte dans lequel il évoluait, et de sa propre personnalité à laquelle il est quand même difficile d’échapper.
Il commandait l’armée qui gagna la bataille de la Marne. Et ce n’est déjà pas si mal.
frederic Le Moal
Rémy Porte, Joffre, Perrin, février 2014, 426 p. - 23,00 €