Connaissance par les gouffres
Pour prendre de la hauteur, il faut parfois s’élever dans gouffres, y entrer comme s’y confinent les derniers pêcheurs de corail répartis essentiellement entre l’Italie et la Corse. Le sous-titre « Quand nous ne lirons plus les livres sous la mer » semble énigmatique.
Il est pourtant né de l’histoire authentique qu’un de ces ultimes pêcheurs a raconté à l’auteure.Pour atteindre les colonies de corail et pratiquer la cueillette, ils doivent parfois glisser dans les abysses, jusqu’à 100 mètres. Les plongeurs — pour remonter le long “de la corde à singe” qui les relie à leur bateau — ont l’obligation de respecter une lente discipline, avec des paliers pour éviter tout risque de mort.
Ces seuils de décompression durent longtemps ; au point que certains pêcheurs de corail occupent leur temps par la lecture. Ils lisent des livres de poche achetés pour l’occasion.
Ils les lisent sous l’eau à la lumière d’une lampe frontale : “D’une main, le plongeur s’agrippe à la corde ; de l’autre il tient l’ouvrage. Là sous la mer, il lit des livres dont les pages finissent emportées par le courant. Des lambeaux de feuilles peu à peu se détachent ; des phrases imprimées surnagent ici et là.”
Ces orpailleurs d’un or rose et des profondeurs deviennent les acteurs d’une scène allégorique. Elle renvoie à une expérience de la poésie et ses voyages au sein des profondeurs au moment où le corail — être vivant des abysses — se voit peu à peu en jachère et éliminé par les inconséquences humaines.
Si bien qu’à l’expérience poétique se mêle aussi le drame écologique qui voue le monde à sa perte.
Les poèmes de Sylvie-E. Saliceti décryptent l’avidité inassouvie des profondeurs C’est pourquoi, et sous l’allégorie, ouvrir ce livre revient à s’ouvrir soi-même et à l’impatience d’un destin et contre la détresse de l’asthme spirituel.
Dès lors, résonne en nous une voix singulière qui obéit à l’ordre du renversement contre des déroutes.
Comme les pêcheurs, la poétesse offre une transmission en plongeant au fond du connu pour y recueillir de l’insondable. A l’obscurité de l’inconnu et par la scansion du poème en prose se crée un flux où le réel se refuse d’agonir — ce qui obligerait peu à peu à ne se frayer une voie que dans l’accablant.
D’où la fièvre du cadrage poétique pour mieux “chercher un monde qui puisse recevoir ensemble la grâce et la pesanteur”. Contre la mort que l’on se donne et contre un univers d’ombres, le rouge de “la flûte creusée dans le fémur de la bête” ‘inscrit bien plus qu’une conscience écologique. S’y mêle un acte de foi et s’invente, par-delà “le récit du désir simple d’être là, à sculpter nos ailes de métal ainsi que ces milliers de papillons fabriqués par Cracov : un papillon de couleur par enfant sauvé des affres de la lumière irradiantes, à Tchernobyl”.
L’auteure se bat pour la survie et la beauté du monde et pour l’élévation de l’âme. Elle nous fait atteindre un monde fabuleux, son savoir, ses “forêts sous la mer aussi sonores que ces prairies terrestres où reposent ici ou là les chamois aux cornes ensanglantées”. Avant le coup de dés final sur le vivant, Sylvie-E. Saliceti quitte le sol aménagé pour nous alarmer face à ce qui disparaît.
La poésie est donc bien une connaissance par les gouffres. Elle vient mettre à mal une sérénité de surface et qui n’a plus raison d’être. Le tout en reliefs d’émotion où l’auteure se veut agissante sous la grande table bleue. S’inscrivent un appel, un effort à venir là où comme dans les eaux anciennes, la poétesse cherche ce qui pourrait sur-vivre dans un mouvement aussi léger et fort que celui des derniers nageurs. Ils avancent aériens au sein des profondeurs.
Après être descendus, ils remontent lentement vers une cime qui est le plancher des vaches pour cohabiter avec les autres et le monde qu’il s’agit de sauver et dont la poétesse rameute le récit au nom de “l’enfant de la nuit”. Il croit encore au soleil.
jean-paul gavard-perret
Sylvie-E. Saliceti, Les Papillons de Kracov, gouache de Sophie Grandval, Editions du Canoë, 5 mars 2021, 64 p. — 14,00 €.