Le cinéma soviétique n’avait pas son pareil pour contraindre, censurer et empêcher de travailler ses plus grands talents – le cas de Guerman est de ceux qui en témoignent le mieux, avec le bilan de quatre films entre 1967 et la fin du Régime. Par la suite, le cinéaste devenu prodigieusement exigeant envers lui-même en réalisa encore deux, dont celui que je tiens pour son chef-d’œuvre absolu, Khroustaliov, ma voiture ! (disponible en DVD chez Capricci). Désormais reconnu comme génial, le réalisateur a fait l’objet d’études en russe et en anglais, mais il n’avait pas eu l’heur d’intéresser la critique française, en dehors des recensions courantes, pas forcément averties et pertinentes.
Première monographie française sur Guerman, l’ouvrage de Philippe Coutarel est manifestement issu d’un travail de longue haleine, d’autant plus remarquable que, malgré son volume et son érudition, il n’est pas une thèse – ce qui le rend heureusement exempt de jargon académique. Il offre des analyses approfondies des œuvres de Guerman, en présentant aussi leur genèse et leur réception critique. L’auteur s’appuie sur une riche bibliographie en trois langues, dont il se sert d’abord pour reconstituer le contexte historique et culturel où le cinéaste a vécu et dont il s’est inspiré – comme en passant, Coutarel nous fournit une mine d’informations sur l’URSS des années 1930–1980, sans équivalent dans un autre livre français sur le cinéma soviétique. Ces données, intéressantes en elle-même, sont habilement utilisées pour faire mieux comprendre le sous-texte des films de Guerman et pour étayer l’interprétation de leurs aspects les moins accessibles au spectateur français non-initié.
Outre l’étude de l’œuvre, la monographie nous donne une idée bien précise du personnage qu’était Guerman : c’est comme si le lecteur pouvait l’observer en prise avec les difficultés inénarrables qu’il a dû affronter pour mener à bien ses projets. Les entretiens qui constituent la dernière partie du livre apportent des points de vue et des commentaires supplémentaires, tous bienvenus. Quoiqu’il soit très touffu, l’ouvrage se lit avec entraînement, grâce à l’écriture de Philippe Coutarel, empreinte d’enthousiasme pour son sujet, élégante et souvent teintée d’humour.
Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître – une somme inaugurale, qui fonde les « études guermaniennes » en France en plaçant la barre très haut.
agathe de lastyns
Philippe Coutarel, Alexeï Guerman, le Revif, septembre 2016, 450 p. – 20,00 €