Florence Dussuyer pas à pas et sans relâche : entretien avec l’artiste

Florence Dus­suyer ouvre le vide et le silence en met­tant à nu des his­toires de femmes qui laissent une part à l’accident de par­cours au sein du tra­vail d’assemblage, de super­po­si­tion, d’ajouts et d’effacements. Tout est sous la forme de l’élan, avec ce que celui-ci garde d’incertitude. Sur­git une part de dis­pa­ri­tion selon divers « sché­mas » : le corps par­fois dis­pa­raît der­rière un « voile » mais cela reste une manière de cher­cher ce qui se cache der­rière les appa­rences.
De chaque œuvre émane une perle de rosée : l’ensemble crée leur col­lier. L’artiste observe, col­lecte, fixe des mondes hybrides qui se per­cutent. Réa­lité de la fic­tion, fic­tion de la réa­lité : le « jeu » per­met de les orga­ni­ser poé­ti­que­ment dans ce qui condense plus que ce qui dis­perse l’énergie afin d’atteindre une rare intensité.

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
L’envie de peindre, de mettre toute mon éner­gie dans la pein­ture, de révé­ler ce jour neuf, de voir ce qui va émer­ger.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?

De l’enfance, il me reste l’oubli et l’idée que ça va adve­nir, celle que je suis. Alors, je pense que je n’ai rien lâché et que je m’en rap­proche chaque jour davan­tage.

A quoi avez-vous renoncé ?
A rien, je ne sais pas renon­cer. Sou­vent, je renonce à renon­cer. Je pré­fère tom­ber, d’ailleurs, je tombe par­fois. Ou alors, je garde, je stocke à l’intérieur et je guette l’émergence du moment du pos­sible. Peut-être, par contre, qu’il m’arrive de renon­cer aux certitudes…

D’où venez-vous ?
D’un soi en plus ou en trop, de la gémel­lité, d’un lieu pour deux, serré, d’un espace de confu­sion cer­tai­ne­ment, d’un soi qui ne va pas sans l’autre, d’un espace que je ne m’approprie pas.

Qu’avez-vous reçu en dot ?

Des valises comme tous, des valises pleines, colo­rées, brillantes, pous­sié­reuses, des plis dans les valises, des valises vides, creuses ou creu­sées, par le temps, par les évé­ne­ments, des valises par­fois trop grandes ou trop petites, avec un tas d’affaires qui ne ren­traient pas, et qu’on a mises de côté, des valises et des moments de bas­cule, du bon­heur d’être là, des par­tages intenses, des larmes de par­tage, des ren­vois de valises, des poches sous les yeux. Et puis, j’ai ajouté des rou­lettes aux valises, pour que ce soit facile à trans­por­ter avec soi.

Un petit plai­sir (quo­ti­dien ou non) ?

Prendre un bain et lais­ser la mousse gicler sur la paroi car­re­lée, m’autoriser les écla­bous­sures.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres artistes ?

De qui exac­te­ment ? D’ailleurs, je pré­fère dire « peintre » plu­tôt qu’ « artiste » parce qu’il y a davan­tage de matière et de corps, de proxi­mité dans ce mot : « peintre ». Ce qui me dis­tingue des autres artistes ? Je pré­fère voir ce qui m’en rap­proche, là main­te­nant : une envie d’être plei­ne­ment pré­sent, dans le don de soi et dans ce qui va naître sous le regard.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
La tapis­se­rie du mur de la chambre. Une image qui attend que je trouve les images man­quantes.

Et votre pre­mière lec­ture ?

J’ai décro­ché de la lec­ture après” Bilbo le Hob­bit” en CM1, une lec­ture impo­sée, je ne voyais que de l’orange, ne com­pre­nais pas, trop long. Je n’ai pas le sou­ve­nir d’avoir lu jusqu’à 14 ans. Ce fut fina­le­ment Goethe qui élança joyeu­se­ment mes lec­tures et ce besoin des mots.

Pour­quoi votre atti­rances vers “l’effacement” ?
Lorsque je peins, en effet, phy­si­que­ment j’efface, il y a une radi­ca­lité para­doxale dans le geste, une exi­gence sur le moment, je vais vers ce que je ne sais pas, je me détourne de l’échec tout en conser­vant la trace de mes pas, le sou­ve­nir, c’est une avan­cée le dos tourné.
Il y a dans l’effacement cette envie d’aller au plus près et cette cer­ti­tude qu’on ne peut que s’approcher de…Je pense aussi à Gia­co­metti en disant cela, à sa manière de s’accrocher à repré­sen­ter la pré­sence même, sa pro­fon­deur. Me vient à l’idée aussi cette sen­sa­tion que lorsque je tra­vaille, comme beau­coup d’autres cer­tai­ne­ment, je m’efface devant la pein­ture et ce qui vient, je mange ou pas, je tire sur la fatigue, je laisse se dépo­ser la matière sur la toile…. et c’est, para­doxa­le­ment, là où je me sens véri­ta­ble­ment pré­sente à moi-même.
Et puis, on regarde vrai­ment ce qui nous échappe et ce regard trans­porte, contient, en plus de voir ou plu­tôt lorsqu’il essaie de voir, sa propre mémoire, son temps, son désir… Il devient cet ensemble com­plexe qui ne peut que s’effacer à lui-même sous ce mot qui semble évident : le regard.
Pour­quoi l’effacement encore ? Parce que c’est un plai­sir de décou­vrir et retrou­ver, cher­cher, parce qu’il per­met aux espaces de se mêler, de com­mu­ni­quer et je m’arrête là…

Quelles musiques écoutez-vous ?

Des musiques et des voix sur­tout qui sou­tiennent mon envie de peindre, qui libèrent en moi une émo­tion pro­fonde, une éner­gie aussi… Asaf Avi­dan, Antony and the John­son, Domi­nique A, Jeff Buck­ley, Camille…

Quel est le livre que vous aimez relire ?

En ce moment, je relis Duras, mais j’aime retrou­ver Rilke ou Hélène Cixous « Entre l’écriture », une décou­verte faite au hasard, et me perdre dans ses mots, voya­ger avec eux, être proche et par­fois les lire à haute voix, comme pour entendre ma voix, qui se dit si peu ou si mal puisque je peins.

Quel film vous fait pleu­rer ?

J’aime ces ins­tants où l’émotion se lâche, il y en aurait beau­coup des films, des émo­tions, je me sens éponge côté mou. Alors, je pense à mes 20 ans et au film « Le club de la chance » de Wayne Wang qui approche les liens fami­liaux de manière dense et qui m’a fait pleu­rer lorsque la mère dit à sa fille « Je te vois ». Et puis, à « Mommy » de Xavier Dolan parce que l’énergie du vivant trans­pire de toutes parts et que des moments de liberté pure, vécus par les per­son­nages, m’ont touchée.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je ne me vois pas beau­coup, pres­sée. J’ai sou­vent à voir ailleurs avant. Mais si je prends ce temps-là, alors je me vois et là aussi je peux pleu­rer parce que ce regard avec moi a par­fois été bien dur.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A cer­taines per­sonnes, par peur, par manque de temps, parce que ça ne se fai­sait pas. D’ailleurs, il fau­drait vivre et écrire à côté pour ne pas perdre de mots en route, et le faire pour ceux auquel on tient, et mul­ti­plier les feuilles, et mul­ti­plier ses bras, et avan­cer quand même, dans la course au temps, dans son cou­loir sinueux, et trou­ver les mots qui sont enten­dus, et, pour ceux qui le sont moins, les réécrire encore, autre­ment.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?

Hô-chi-Minh, au Viet­nam. C’est une rue, ça tient à peine mais ça tient, des fils de toutes parts brouillent ma vue, des habi­ta­tions emboî­tées au fil du temps comblent les côtés. C’est un moment, je cours, il pleut fort, je sens, d’une infime sen­sa­tion, mais d’une pro­fon­deur extrême, que je peux res­ter là, ici, à cet ins­tant, loin et heu­reuse, sous cette pluie chaude, bai­gnée dans les odeurs de la ville et du bruit que je n’entends plus, trem­pée.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Je ne sais pas si je me sens proche d’un artiste parce qu’il me touche ou parce que son tra­vail et le mien ont une fami­lia­rité visuelle, sen­sible. D’ailleurs, je ne suis pas cer­taine que mon tra­vail cor­res­ponde tou­jours à ce que je veux voir, mais il émerge ainsi. Ce qui est sûr, c’est que je me sens proche d’une œuvre quand elle m’arrête, quand j’entre dans une vraie soli­tude avec elle et que le monde cesse autour. Pour cela, je pense au trait d’Egon Schiele qui me bou­le­verse, aux espaces denses, en liens, chez Rau­schen­berg, notam­ment ses der­nières œuvres. Je pense aussi à Ale­chinsky ou Rich­ter bien sûr, Vélas­quez inten­sé­ment et de manière ful­gu­rante der­niè­re­ment, Bon­nard aussi ou cer­taines estampes japo­naises avec les­quelles je sens une douce sen­sa­tion fami­lière. Et puis d’autres comme Cathe­rine Seher, Jérémy Liron, Alexan­dra Duprez, Natha­lie Tacheau, Cathryn Boch, Claire Tabou­ret, Anne Pau­lus, Jacob-Peter Noord­man, Anne-lise Broyer depuis peu, Fabienne Ver­dier, Annette Mes­sa­ger et tant d’autres, dans le désordre, parce que ça vient ainsi. Le tra­vail de ces artistes m’a tou­chée pour des rai­sons très diverses, pour la sen­si­bi­lité qui se dégage et l’indicible qui va avec. Et puis il y en a d’autres, écri­vains, poètes… ce serait long…

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?

Du papier, des toiles, de la résine, un bon appa­reil photo et un cour­rier avec !

Que défendez-vous ?

Je ne sais pas bien défendre, me défendre non plus, je me force et je le fais sou­vent mal. Mais j’ai déjà défendu, des enfants sur­tout. J’ai l’énergie de la colère pour défendre une cer­taine liberté, des droits, la femme, le cou­rage par­fois, j’ai, mais pas les mots, la voix à peine, juste celle qui sort.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?

Cette phrase m’inspire…la com­plexité chez Lacan, l’amour en effet, nous échappe aussi. On n’en finit pas de buter contre, ce qu’on croit, ce que l’autre croit, ce qu’on pro­jette chez l’autre …On est bien sou­vent à côté par le lan­gage des mots. Alors, je me tais, mon corps le sait mieux, il a son évi­dence.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“

Je pense à la géné­ro­sité d’un simple petit mot et à Lacan…

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Celle qui ne se dit pas, celle à laquelle je répon­drais en la tor­dant pour l’éviter, et que vous fini­rez par oublier, celle qui n’a pas de mot. Peut-être est-elle juste à côté, sur le blanc du papier…

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 2 octobre 2015.

Leave a Comment

Filed under Arts croisés / L'Oeil du litteraire.com, Entretiens

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>