L’Autriche-Hongrie a non seulement été une des grandes victimes de la Grande Guerre, mais sa disparition a laissé un vide géopolitique, culturel et même émotionnel qui n’a jamais été comblé. Il est vrai que cet empire constituait une exception dans l’Europe de 1914 : un Etat multiculturel et multiethnique, structuré autour de la fidélité dynastique. Ses ennemis ne manquaient donc pas : nationalistes divers et variés, républicains laïcistes, armées de l’Entente acharnées à détruire cette construction à l’origine de la catastrophe. Pourtant, le très beau livre de Jean-Paul Bled démontre que la monarchie des Habsbourg est morte avant tout de sa propre maladie de langueur accélérée par la guerre,et que, davantage que ses ennemis, elle eut à subir les coups de ses nationalités mais aussi de son allié principal, l’Allemagne.
L’ouvrage se veut global. Les questions diplomatiques, militaires, politiques, sociales et idéologiques sont toutes traitées avec la très grande clarté dont sait user l’auteur. Et on est saisi par l’apparente contradiction entre les faiblesses intrinsèques de la monarchie, minée par les divisions internes et attaquée sur tous les fronts, et cette capacité à les surmonter, ce qui lui a permis de tenir ses lignes de front pendant quatre ans. La période de la guerre apparaît donc comme une lutte constante entre ses deux tendances, sans que l’une ne soit en capacité de l’emporter sur l’autre.
La nature multiculturelle du pays, autant que le poids politique des Hongrois dans le système dualiste, ont empêché les Autrichiens de trancher certaines questions vitales. Parmi celles-ci se détache l’alliance avec l’Allemagne. C’est un point majeur du livre qui met bien en lumière ce lent et inexorable processus de satellisation de la Double Monarchie par le Reich, sans lequel aucune victoire n’était possible. Quand l’empereur Charles tente de s’en soustraire, il ne dispose ni de l’espace politique, ni de la personnalité pour imposer une telle rupture. L’Autriche-Hongrie suivra l’Allemagne dans la défaite.
Car – et c’est un autre enseignement de l’ouvrage – les Alliés de l’Entente n’ont pas cherché à détruire l’Etat des Habsbourg, en tout cas pas avant le printemps 1918 qui marque un tournant majeur sur cette question. Non, l’Autriche-Hongrie n’est pas parvenue à se sauver elle-même. Elle ne pouvait donc plus l’être en 1918, malgré l’ultime volonté de Clemenceau de la maintenir au nom du sacro-saint principe de l’équilibre européen.
Qu’a gagné l’Europe au morcellement territorial ? Qu’ont gagné les peuples de François-Joseph à l’indépendance, sinon le martyre infligé par les nazis et les communistes ? Stefan Zweig pleura sur les ruines du bel édifice jeté à bas. Et sans doute n’avait-il pas tout à fait tort…
frederic le moal
Jean-Paul Bled, L’agonie d’une monarchie. Autriche-Hongrie 1914–1919, Tallandier, mars 2014, 463 p., 25.90 €
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