Tristan Garcia, Âmes – Histoire de la souffrance

Tristan Garcia, Âmes – Histoire de la souffrance

Des lieux reti­rés de l’être

L’histoire de la douleur est insécable de la condition humaine et plus largement de tout ce qui est vivant – et si besoin, l’Histoire des civilisations et des religions nous le rappelle. D’ailleurs les secondes, qu’on croit ou non, ont été inventées par les hommes pour que germe – à tort ou à raison – l’espérance.
Dès lors et à ce titre, le livre de Garcia est-il vraiment un roman ? Sans doute par sa forme. Mais il dépasse les territoires de l’habituelle fiction comme le prouve sa présentation : « À travers les siècles, depuis la toute première étincelle de douleur au sein d’un organisme, quatre âmes se croisent, se battent, se ratent et se retrouvent. Successivement animales et humaines, elles voyagent au néolithique, en Mésopotamie, à travers la Méditerranée à l’âge de bronze, dans la Chine ancienne des Wu, sous l’Empire romain, dans le royaume indien de Samudragupta ou au beau milieu du désert australien. Elles meurent, elles reviennent. »

Dans cette métempsycose elles vont et viennent. Se construisent peu à peu et par une suite de récits : « l’épopée des oubliés, le chant des perdants, le grand livre des êtres morts dans l’ombre ». Femmes, esclaves, enfants ou bêtes se succèdent et sont les héros de ce projet immense et désespéré qui perd ses seules assises occidentales.
S’inscrit une légende à l’attention de celles et ceux qui nous suivront – preuve qu’il ne faut pas parier uniquement sur la catastrophe.

Dans ce premier tome nous sommes aux origines de l’humanité et donc de la souffrance. Pour autant, l’émotion n’est jamais présente. L’expérience de lecture est autre en passant ici du ver à la noisette puis à Cromagnon pour finir à l’aube de notre ère. De manière grave et prégnante, l’auteur rassemblera au fil des trois tomes des vignettes de divers temps. Il devient voyant sans faire de nous des voyeurs. Il fait jaillir du silence des voix non seulement qui se sont tues mais qui n’ont jamais ou droit à la parole dans des vies qui furent en instance de la mort qui leur fut donnée.
Garcia scanne des pénombres et dans les brèches de ses récits se découvrent des moments, des lieux retirés de l’être. Et celui qui les lit grelotte sans qu’il puisse savoir si c’est de froid, de fièvre, de peur ou d’impuissance.

Dans cette histoire – du moins en son premier temps – les solutions collectives semblent inopérantes. Implicitement, l’auteur fait appel à des luttes personnelles où autrui n’est néanmoins pas un ignoré ou l’objet d’un simple discours. Le titre est important : non que l’âme soit occultée mais elle devient une manière de faire appel à autre chose que la seule impulsion et émotion.
L’auteur préfère l’âme à la conscience et il a bien raison car celle-ci n’est que la partie émergée d’un iceberg douteux dont nous faisons semblant d’accepter le verdict. Mais c’est toujours une vue de l’esprit. Il y manque ce qu’un cinéaste nomma les 24 grammes d’âme.

Qu’importe son poids mais c’est par elle que tout passe ou ne passe pas. Pas besoin d’aller plus loin. C’est pourquoi Garcia fait retour au premier temps des espèces (et pas uniquement humaine)  pour retrouver des repères enfouis ou inédits.
Il nous entraînent comme si nous devenions un enfant ou un vieillard qu’il faut brusquer un peu, « pour son bien » vers des récits qui sont autant de secrets exhumés. Et ce avant que toutes les âmes ayant perdu leur blondeur d’épi deviennent grises comme des chats das la nuit.

jean-paul gavard-perret

Tristan Garcia, Âmes – Histoire de la souffrance, Gallimard, coll. Blanche,  2019, 720 p.

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