Nietzsche, seul contre personne ! Louis XIV, ensemble dans la vespasienne !
Nietzsche est le seul philosophe que j’ai lu ad nauseam, sûrement parce qu’il est un des rares écrivains qui pensent alors que tant de philosophes arguent sans forme, sans parler des romanciers dont l’itinéraire univoque est une itération simplifiée.
Lui, fait des plis : sa chemise n’est jamais impeccable même lorsqu’il croise des hordes de penseurs en costumes trois-pièces impeccables qui ressemblent à des enseignes pour pressing.
Cependant, je m’étais juré de faire une cure, de ne pas ouvrir un essai ou réouvrir un de ses livres en 2024. Hélas, avec son Nietzsche et la vie, Barbara Stiegler m’a refait plonger comme ces vieux toxicomanes qui jurent la main sur la seringue que le dragon s’est définitivement réfugié dans sa tanière.
Dans son essai plein d’allant, elle nous entraîne dans la promiscuité du style entassé sur du style. Elle met en exergue son incroyable capacité à revisiter les fondations et les contours des villes de garnisons, qu’elles soient kantiennes, cartésiennes ou schopenhaueriennes.
Nietzsche scie tous les casques à pointe ; c’est une lime qui sucre le risotto des a priori et transforme les questionnements en mousquetaires : « ne prenons-nous pas le plus court chemin pour transformer l’humanité en sable ? En sable ! Un sable fin, doux, rond, infini ! ». Mais comment pourfendre du sable avec une épée ? Autant s’en désintéresser, non ?
Avec lui, vous n’êtes jamais déçu : le socialisme égalitaire devient le creuset de l’individualisme bêlant ; l’incorporation, le vrai remède au flux continu ; ainsi, « s’il existe quelque chose comme un « Je pense », c’est parce que l’épreuve de la multitude implique la force unifiante de l’assimilation ».
Stiegler nous rappelle à quel point, chez Nietzsche, l’illusion nous permet de prospérer sans être écrasés par l’atrocité des variantes mobiles des choses et des êtres. Le monde ne peut être qu’une réalité esthétique sinon nous serions anéantis par l’incommensurable variété de l’être.
Nous ne sommes pas assez dynamiques pour ingurgiter le cosmos : il suffit de lire un roman actuel pour s’en convaincre. L’apollinien a bouffé le dionysiaque : il ne reste que la soupe au potiron et faire unbœuf morbide sous l’étendard comique de l’investissement sociopolitique.
Au fond, nous avons besoin que cette « variété » se transforme en chansonnette pour accepter la souffrance sans la compassion. J’apprécie beaucoup la partie où Stiegler démonte la démonstration d’Heidegger : non, Nietzsche n’est pas le dernier métaphysicien, celui qui, en l’accomplissant, l’abolit. Ne doit-on pas finalement, comme dans les Billets de la folie, cette correspondance, échangée après sa crise de Turin, entre la mère de Nietzsche – Franziska –, et les amis de son fils, avouer – comme la maman – notre incompréhension devant ce Nietzsche multiple dont l’œil est hétérochromique ?
Que peut comprendre une mère éperdue d’amour à l’éternel retour de l’identique ? Que saisit un lecteur cultivé à une crise de folie liée au tabassage d’un cheval ? Il reste à écrire une histoire de la société protectrice des animaux (SPA) sous l’angle des bacchantes bruissant dans le vent de la Haute-Engadine.
Enfin, une fois n’est pas coutume, j’aimerais terminer ma chronique sur la énième biographie de Louis XIV. Je ne lis jamais d’Histoire, c’est trop répétitif et assommant. L’histoire est une esthétique déclinante qui ne rend pas même compte de l’utilité ontologique de l’illusion. La plupart des vies ne valent pas même l’énergie dépensée à se creuser la tête pour une notice nécrologique de cinquante signes.
Mais là, je me suis amusé avec Le siècle de Louis XIV de Jean-Christian Petitfils. Les batailles, les invasions, les famines, les châteaux sont ennuyeux même sous l’espèce de la perruque et des onguents.
En revanche, la contemplation des cacas royaux pendant 60 ans, les nobles assistant aux flatulences de Loulou sur sa chaise percée en payant chèrement le droit à ce bonheur, l’absence de dents du Roi-Soleil, sa manie des petits pois, les vindictes entre Fénelon et Bossuet (et sa magique formule : « la vie est riche en promesses et pauvre en effets ») rendent hommage au talent de Thackeray caricaturant notre bon Bourbon bedonnant.
Parfois, il est gargantuesque de ne pas tricoloriser en songeant de nouveau à cet agglutinement de postiches dans la vespasienne : c’était une époque où être seul était une misère alors que la solitude est désormais un luxe d’envoûtement.
valery molet
Barbara Stiegler, Nietzsche et la vie, Gallimard, Folio, 2021, 448 p. – 11,98 €.
Jean-Christian Petitfils, Le siècle de Louis XIV, Tempus Perrin, mars 2018, 640 p. – 15,00 €.
