Les théâtralisations perturbantes & la recherche du Prince Charmant : entretien avec Chloé Julien

Les théâtralisations perturbantes & la recherche du Prince Charmant : entretien avec Chloé Julien

Chloé Julien ne duplique jamais du semblable, du même : elle préfère le déconstruire. Elle n’offre pas pour autant un rituel de la ruine mais une manière de revisiter l’espace.
Dans un imaginaire aérien, les corps sont à la renverse, des corridors aporétiques creusent et développent les volumes aériens par une expression plastique où le ciel s’emplit d’anges – enfin presque. Car ils sont d’ici et ils ont la viande bien faite et le désir ardent.

Certes, Chloé Julien fait que notre regard de voyeur oublie ses repères habituels. Il est absorbé ou attiré par des suites qui sortent par les yeux les racines de nos conduites forcées. Des flancs ou autres « morceaux » ( de premier choix) segmentent l’espace. Ils deviennent les intermédiaires de la lumière et du souffle de la créatrice.
Celle-ci gonfle l’écart entre l’être et le monde. La broderie des formes devient des vols d’oiseaux. Ils traversent le vide et dévorent l’air. Ces envolées en de multiples sens échappent à la terre et offrent un racket figuratif. Il permet d’échapper au réel comme au néant.

 Entretien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Mon chat fait des allers-retours sur moi et particulièrement sur mon cou pour que je me réveille, souvent beaucoup trop tôt, mais j’aime ouvrir les yeux avec le spectacle doux des lumières matinales ou même l’hiver quand il fait encore noir. Je me sens souvent pleine d’énergie, le cerveau frais et ouvert et je profite de ce moment calme uniquement pour moi, petit déj au lit à traîner avec un peu de lecture ou des articles sur Internet ou rien du tout. La précieuse vacuité ! Puis je me lève et je joue avec mon chat. Cela me semble les meilleurs heures d’une journée.

Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
J‘ai un peu honte de constater, que chaque année encore, je fais le même vœu : rencontrer le Prince Charmant !

A quoi avez-vous renoncé ?
Pour l’instant à rien d’important, par contre j’ai connu bien des échecs mais je me suis toujours relevée ! Je ne suis pas quelqu’un qui a la sagesse du renoncement. Je préfère appeler cela des choix.

D’où venez-vous ?
Je viens de la magnifique campagne limousine, j’habitais jusqu’à mes 17 ans un hameau où trois maisons se battaient en duel à 9 km d’une petite ville. Notre maison avec du terrain, où pâturaient des moutons, des chevaux et des chèvres, surmonté d’un luxuriant jardin et d’autres bêtes encore de toute sortes. Ce petit Paradis grouillant loin de tout, et la maison ont été bâtis par les mains de mes parents. Tout ça ayant disparu d’un coup en 1993.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
Au sens littéral rien puisque je ne suis pas mariée. Sinon mes parents étaient très cultivés, ils avaient  » bon goût ». Ma mère a toujours beaucoup lu et possède des connaissances historiques et plein d’autres sujets et mon père avait tout un tas de passions et d’activités annexes à son travail comme la photo et même l’aquarelle à un moment. J’ai gardé une soif de connaissance, un esprit critique et une forme d’exigence qui les caractérisaient.

Un petit plaisir – quotidien ou non ?
La madeleine (le matin) . Et pour l’occasionnel de la viande et particulièrement, une bonne grosse côte de bœuf avec de la moelle (dans le Limousin, enfants, on mangeait de la viande tous les jours.)

Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
J’ai le goût de  » la vérité ». Pour la trouver, je pense qu’il faut dépasser des limites, aller bien en profondeur, tant pis, si on dérange certains en exprimant des choses qu’on cache habituellement par conventions. Je n’ai pas peur d’aller fouiller l’inconscient, l’intime, de renvoyer un miroir de la fragilité humaine, en commençant par moi à travers l’autoportrait.
L’érotisme et la mort sont toujours présents comme des réalités indissociables pour moi de la vie humaine et du corps. Cela soulève aussi des rejets, des malaises. Particulièrement quand je me permets non sans un peu de provocation d’utiliser des magazines pornos. Pourtant je déteste le porno, c’est une industrie assez répugnante qui avilit les femmes la plupart du temps. Mais la vraie raison, c’est que je cherchais des images de corps dans les magazines et ça m’a semblé évident de les trouver à cet endroit en nombre. Mais je m’amuse à braver cet interdit, cette laideur et les transformer. La viande sublime !
Ça me fait penser aux fragments éclatés, aux ruines fascinantes, flottant dans l’air sur la musique de Pink Floyd au ralenti dans la dernière scène de « Zabriesky Point ». Là aussi il s’agissait au départ d’objets de consommation de luxe, symbolisant le Capitalisme, qui explose, grâce à la puissance imaginaire d’une amoureuse blessée.

Comment définiriez-vous votre approche du réel ?
Il faudrait définir  » réel », qui le peut ? Disons que la réalité très terre-à-terre je la fuis en faisant de l’art, je suis d’ailleurs dans un espace temps indéfini quand je travaille et aussi dans mon travail. Les figures ne sont jamais mises en situation et il n’y a jamais d’objets qui pourraient définir un lieu ou une époque.
Et de façon créative, je rejoins l’idée de Bacon qui dit que le réalisme n’existe pas en peinture, qu’il faut l’inventer ! D’ailleurs, le mouvement de peinture que j’aime le moins et qui n’a aucun sens pour moi c’est l’Hyperréalisme. Parce que c’est froid, de la démonstration technique et que ça ne dit rien du réel. En second, pour d’autres raisons dont le manque de sensualité, le Futurisme.

Quelle est la première image qui vous interpella ?
Un nu de Schiele.

Et votre première lecture ?
Entre « Martine à la plage » et « Crime est Châtiments » de Dostoïevski, je n’ai aucun souvenir.

Quelles musiques écoutez-vous ?
De la musique expérimentale Noise uniquement en concert. Il s’agit d’une musique déconstruite, romantique, musique de fin du monde post punk rock, Post John Cage. On nomme ça plutôt « du son », du son comme du désherbant qui parle au cerveau et détruit toute signe extérieur. Cela me met dans un état ou je me sens punk ! C’est dans un squatt ou j’ai eu un atelier pendant 12 ans, « La Générale », que j’ai découvert ce tout petit milieu underground de « noïseux ».
Souvent des mecs derrière des machines ou instruments détournés de leur fonction usuelle. Ils jouent souvent dans les petits rades dans le Nord de Paris ou à Bagnolet, Pantin… Parfois on se retrouve à 3, 4 devant les musiciens avec tous leur fils, leurs pédales et leur table de mixage. Une entrée, c’est en moyenne à 5 balles et les patrons de bars ne comprennent rien à ce qui se passe en bas et s’en foutent, car ils encaissent leurs pintes bon marché tout au long de la soirée.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
« Une saison en enfer » et « Fragment d’un discours amoureux ».

Quel film vous fait pleurer ?
 » L’important c’est d’aimer ».

Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Un puzzle à reconstruire chaque jour.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A dieu étant donné que je suis athée… mais j’aurais pourtant aimé lui poser des questions et l’insulter !

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Ma maison d’enfance, Glasgow où j’ai passé 2 ans après mon diplôme et le Ghana où on m’a empêchée d’aller.

Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Dans le désordre :

Les artistes : Hans Bellmer, Jérôme Bosch, Egon Schiele, Marlene Dumas, Joseph Beuys et August Rodin pour leurs aquarelles, Francesco Clemente, Miquel Barcelo, Zoran Music, Francisco de Goya pour ses peintures noires et ses gravures, Nan Goldin, Antoine Dagata, Diane Arbus, Anders Petersen, Paul Rebeyrolle, Jean Rustin, Francis Bacon, David Almedj, Louis Souter, Francesca Woodman, Pierre Bonnard, Jean Fautrier, Antonin Artaud, Mark Rothko, Chaïm Soutine, Robert Ryman, Otto dix et une flopée d’expressionnistes allemands. C’est une grande expositions de ces derniers, quand j’avais peut être 14 ans, qui m’a décidée à devenir peintre. Je peignais déjà, mais là, je me suis senti légitime et j’ai su que j’allais faire ça toute ma vie.

Les écrivains : Georges Bataille, Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, Fiodor Dostoïevski, Emil Cioran, Friedrich Nietzsche, Michel Houellebecq, Bret Easton Ellis, Charles Bukowski, Henry Miller, Antonin Artaud, Marguerite Duras, Samuel Beckett, Bertolt Brecht, Jon Fosse, Guerashim Lucas… Je n’en suis pas forcément proches dans le style ou l’énergie, mais se sont tous mes compagnons de voyage.

Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Je souhaite tous les ans la même chose, rencontrer  » Le Prince Charmant », mais un mec qui sort d’un gâteau, je trouverais ça sympa aussi !

Que défendez-vous ?
L’art, l’amour, la liberté, le romantisme, la vacuité, l’errance, l’underground. J’ai toutes sortes d’opinions et de positionnements passionnés qui pourtant varient fréquemment car ils se nourrissent en permanence des autres et des mouvements du monde. Par contre, j’ai toujours eu des idées de gauche, ce qui, sans être militante signifie beaucoup.

Que vous inspire la phrase de Lacan : « L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »?
Je trouve que cette phrase est un peu bête, elle cherche à faire son « effet », on l’a sortie de son contexte et brandie comme un drapeau …mais, il a sûrement dit ça ivre, écroulé sur un comptoir, en pleine peine de cœur ! Cette phrase sonne plus comme de l’abandon à ses névroses à travers quelqu’un, à une fascination puur une personne peu réceptive et une obstination à la posséder en déversant tout « son amour », comme on pourrait le croire, mais c’est bien autre chose. Et quand ça arrive, et je suis cliente, on dit « merci maman, merci papa ».

Que pensez-vous de celle de W. Allen : « La réponse est oui mais quelle était la question ? »
Ahahah ! Je pense que c’est un sacré coquin et qu’il est partant pour tout sans écouter. Avant toute chose, c’est  » Oui, j’en suis »! Et il a l’habitude de toute façon de noyer toutes les questions par un flot de paroles qui tissent des chemins divers et variés ou le retour à la case de départ est impossible.
Je comprends parfaitement cet esprit qui cache pas mal d’angoisses, même si très amusant. Je n’ai avec mes amis proches que des discussions interminables et j’adore ça !

Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Ma citation préféré. J’aurais forcément pris du Cioran, je l’adore, il me fait rire, c’est un petit oiseaux blessé toujours à vif, énervé, qu’on à envie de cajoler, si on a tant soit peu l’âme maternelle.
Mais celle-là vient de me tomber dessus :
 » MON ÂME GORGÉE DE BIÈRE EST PLUS TRISTE QUE TOUS LES SAPINS DE NOËL CREVÉS DU MONDE », Charles Bukowsky (extrait de Factotum)

Tiens, j’ouvre quand même L’inconvénient d’être né de Cioran au hasard :
« _ QUE FAITES_VOUS DU MATIN AU SOIR ?
_ JE ME SUBIS  »
Ahahah!!!

Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour le litteraire.com, le 27 avril 2020.

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