John Connolly, Le Temps des Tourments

John Connolly, Le Temps des Tourments

Un Browning avec votre donut ? ou pourquoi vous devez rencontrer Charlie Parker

Si les humains naissent idéalement égaux en droit, il n’est rien de plus évident et banal d’affirmer que, en dehors de la sphère juridique, les hommes naissent inégaux en toute autre chose. Du seul point de vue des facultés permises par les liaisons synaptiques, c’est cette inégalité, ou diversité, qui offre à l’humanité un éventail de capacités potentielles permettant l’émergence d’individus dont les prouesses naturelles sont au service d’un domaine spécialisé : brillant astrophysicien, talentueux pâtissier, guitariste audacieux, sculpteur émérite de noyaux d’olive…
En revanche, tous les représentants de la lignée humaine possèdent en eux l’une de ces caractéristiques qui les définit en tant qu’espèce animale distincte des autres : l’imagination. Cette propension naturelle à interpréter le monde dont les humains font l’expérience et à aller jusqu’à un certain au-delà.

Depuis les chevaux de la grotte Chauvet jusqu’aux jeux vidéos, en passant par Gilgamesh ou les tribulations immorales du dieu Coyote, les humains se racontent des histoires. Si l’imagination est une capacité que nous partageons tous, de manière plus ou moins développée, et si grâce à l’alphabétisation généralisée nous savons tous écrire, plus ou moins aisément, nous ne sommes pas, pour autant, tous des écrivains.  Un soupçon d’imagination, des ongles de clavier enchanté et de la bave de correcteur d’orthographe ne pourront jamais être la recette permettant d’accomplir la magie de l’écriture.
John Connolly, lui, est un écrivain. Un de nature, un rare, un excellent. Un trop peu connu dont le nom et l’œuvre se noient dans la masse des écrivains désignés par leurs alliés élitistes ou par une chance hasardeuse conjuguée à des éditeurs un peu parieurs. Un qui mérite d’être davantage connu et reconnu, rangé aux côtés de Stephen King après en avoir savouré la lecture et ce, pour au moins six raisons.

Pour commencer, il est de ces écrivains dotés d’une plume riche et poétique, ni ampoulée ni rebattue, dont le soin des mots et des tournures fait soudain bruisser, tout à nos côtés, les épines des pins à l’envol d’engoulevents ; dépose sur nos lèvres le sel porté par la bise du littoral mainois ; soulève l’odeur du bacon et des œufs brouillés servis dans les diners ; fait résonner le crissement d’une Buick Riviera et son claquement de portière, ou bien le clapotis discret né d’une barque glissant dans le bayou… Une écriture rare, restituant un décor qui invite le lecteur à voyager aux Etats-Unis, lui rappelant peut-être, au passage, les séries des années 90 et, partant, un peu de sa jeunesse.
Sur cette scène, prennent place des personnages charismatiques car terriblement excentriques. À ce titre, le héro de la série, Charlie Parker, s’il est volontiers une caricature du détective privé en ce que, ancien flic, il a été meurtri par la vie et hanté à jamais par ses épreuves passées, n’en reste pas moins un personnage audacieux. Fouineur, combatif, pugnace, emmerdeur, d’une loyauté sans faille et d’une moralité justicière, voire carrément revancharde, qui ne s’émeut pas d’un homicide s’il lui paraît nécessaire, Charlie Parker est, dès le premier roman, un personnage intermédiaire. Il progresse constamment dans cette zone grise, ayant des attaches physiques et psychiques sur l’une et l’autre rive : entre légalité et illégalité, humanité et déité.

Mais que serait Charlie Parker sans ces éternels acolytes ? Angel et Louis sont des personnages clés sans lesquels l’œuvre entière aurait assurément moins de piment. Dans une moindre mesure, les frères Fulci le sont eux aussi parce que leur importance procède de la même logique que le duo d’homosexuels tueurs à gage, aussi dépareillés que dangereusement déjantés, que sont Louis et Angel. Comme les phénomènes sociaux qu’ils sont, évoluant indéniablement en zone noire, ils constituent la milice privée et imbattable qui soutient Charlie Parker, tels des anges gardiens… Des anges armés de M16, de Colt Python et de Mossberg calibre 12.
Les personnages temporaires ne sont pas en reste ; pour chacun, Connolly prend soin d’en brosser un portrait fourni et détaillé à travers lequel il parvient toujours à déceler la psychologie profonde et révéler les affects humains les plus inconscients. Nous nous surprenons à y reconnaître des individus de notre quotidien tant il est vrai qu’ils sont toujours décrits avec une justesse réaliste finement amenée.

Devant un tel casting, le lecteur trépigne d’impatience à mesure que s’annoncent les inévitables confrontations armées et son attente est toujours récompensée par de grandioses fusillades. Si Connolly satisfait ainsi les ardeurs primitives de son lecteur, alors même que celui-ci est sans doute pris de remords après avoir tué une mouche, il se démarque surtout par la qualité narrative de ses affrontements.
Les scènes de combat, au corps à corps ou à distance, sont sans doute ce qu’il y a de plus exigeant à écrire. Non seulement il faut tenir le lecteur en haleine en centrant le récit sur l’action, mais aussi imaginer un affrontement cohérent et a minima réaliste, opérer une sélection efficace des points de vue, savoir ce qu’il est nécessaire de décrire et ce qui est superflu, et enfin faire comprendre la scène sans effort pour être assuré que le lecteur ne s’embrouille pas. Or, il faut le reconnaître, Connolly est un maestro qui orchestre les confrontations avec talent.

Mais une bonne grosse baston n’est savoureuse que si elle a été soigneusement préparée, dès la première péripétie, comme une pâte à pizza qui lève doucement sous son torchon ou, si on préfère une cuisine non comestible, une minuterie dont la dernière seconde amorcerait des pains de C4. Les enquêtes que mènent Parker s’avèrent aussi entraînantes et originales qu’instructives car son auteur entreprend toujours de minutieuses recherches fort documentées sur le sujet qu’il choisit d’aborder. Il se fait même ethnographe, géographe ou sociologue en allant directement sur place pour questionner des professionnels ou visiter les lieux qui lui serviront de scène (tel l’ossuaire de Sedlec, par exemple).
Aussi l’on peut reconnaître à ses intrigues leur qualité, leur étrangeté et leur souci d’être au plus près du réel. Le lecteur trouvera des indications bibliographiques et des invitations à visiter des lieux, à la fin de chaque ouvrage où John Connolly adresse ses remerciements avec une remarquable humilité.

Sur ce fond réaliste, l’auteur amène Parker, émissaire d’un surnaturel effrayant, dans des microcosmes sombres et souvent sordides, en prise avec des tueurs aliénés foncièrement mauvais. Le plus navrant, pour un lecteur averti, c’est que le réalisme de ces groupuscules de dégénérés est tel qu’il y retrouve toute la bassesse du vice humain : des portraits de psychopathes que l’on côtoie trop souvent dans les dossiers des services juridiques ou sociaux, dans la vraie vie.
Fort heureusement, Connolly est l’un de ces auteurs qui sait qu’il n’est pas lu par des idiots, aussi met-il en évidence la dégénération sans avoir besoin d’entrer dans un détail qui serait insoutenable.

Ayant, dès la première oeuvre, le goût prononcé du mysticisme, l’auteur relie toujours ses intrigues à des forces surnaturelles démoniaques envahissant des âmes dont elles ne laissent plus qu’une enveloppe charnelle corrompue. Cette façon de présenter l’origine des perversités peut laisser certains lecteurs sceptiques. Toutefois, il est possible de se laisser séduire par cette idée, le temps d’un livre, dans la mesure où il s’agit d’un roman et non d’un traité psycho-sociologique sur l’essence des criminels. En outre, l’idée s’insère dans la continuité logique de la trame mystique et chaque histoire est ainsi, à l’image de Charlie : âme rendue lugubre progressant entre surnaturel et réalisme, si bien que l’on n’est plus très sûr de ce qui est vrai et ce qui est inventé.
Si Connolly écrit bel et bien des polars fantastiques, le lecteur pourra d’autant plus apprécier l’humour qui parcourt le récit tout au long des différentes scènes. La façon même dont il écrit ces dernières relève de cette atmosphère badass et l’on savoure avec délectation les dialogues et les nombreuses comparaisons du narrateur qui renforcent les traits de caractère avec humour et style, assénées aux personnages comme de grosses punchlines.

Le style teinté loubard de l’écriture, comme celui de l’ensemble des romans, s’avère également être au service de l’amoralité générale de l’œuvre, caractérisée par un anti-manichéisme assumé. Ce trait est d’autant plus prégnant dans ce dernier opus où chacun est tour à tour chasseur et proie, forçant le lecteur à avoir quelque compassion pour ceux dont ils condamnaient les actes, un chapitre auparavant, nous obligeant à réajuster notre échelle du tolérable et du juste.
Enfin, certains lecteurs pourront apprécier l’absence de tout romanesque amoureux, à l’inverse de ce qui se fait obligatoirement chez d’autres auteurs, comme si un bouquin vendable ne saurait être dépourvu d’une histoire d’amour trouvant son terme dans des ébats explicites. Avec John Connolly, l’amour existe, mais il est discret et multiforme. Subtile, il se lit en filigrane dans les échanges et les actions ; il se prouve plutôt qu’il se dit. Et quand bien même Charlie s’éprendrait d’une seule femme, leur passion intime est suggérée par quelques mots qui ouvrent sur une ellipse congrue.
D’une certaine façon, ce choix littéraire de ne pas entrer dans le détail des passions ni d’en faire un sujet d’importance, quitte à décevoir de potentiels lecteurs amateurs de voyeurisme ou de mièvrerie sentimentale, ne fait que renforcer les liens qui unissent nos héros. Dans un monde de violences, l’amour sincère reste intime, il se dissimule pour ne pas être corrompu à son tour, pour demeurer ce partage inviolable et sacré entre les êtres.

Voilà les raisons pour lesquelles vous devez absolument lire les œuvres de John Connolly.
Et si Le Temps des tourments n’a pas suscité autant de ferveur chez les lecteurs habituels des aventures de Charlie Parker, c’est parce que, il est vrai, ce n’est pas le meilleur roman de la saga. Pour autant, il n’en reste pas moins une œuvre tout à fait plaisante à découvrir mais, surtout, elle est dans l’exacte continuité du cheminement narratif amorcé dès le premier roman de la série. L’ensemble des détails marginaux que l’auteur dissémine à travers l’œuvre est capital pour l’évolution de notre héros.
Connolly a probablement voulu proposer une autre façon d’aborder la série, dans l’idée peut-être de ne pas lasser son public. Le fait qu’il ne rédige plus les scènes centrées sur Parker à la première personne du singulier est un indice clair de ce changement de paradigme et notre détective comme ses acolytes ont presque l’air d’être des personnages secondaires. Pourtant ce n’est pas le cas. Bien au contraire, la forme générale du récit est agencée de cette manière parce que Parker est le véritable chasseur ; le rapace qui se profile au loin, dans les cieux, masqué avec intermittence par la frondaison, dont on n’ aperçoit totalement la forme qu’à l’instant inéluctable où il fond sur sa proie, mettant un terme à la chasse.

Toutefois ce n’est pas lui qui aura le dernier mot, mais encore et toujours, les forces obscures qui logent dans les tréfonds de ce « monde alvéolé ».

L’Onicrite

John Connolly, Le Temps des Tourments (A Time of Torment, 2016), trad. Jacques Martinache, Presses de la Cité, « Sang d’encre », 2018

Laisser un commentaire