Henriette Levillain, Saint-John Perse
Saint-John Perse attend toujours son biographe
On chercherait en vain un grand poète qui ait été aussi mal traité que Saint-John Perse sur le plan biographique : après la monumentale entreprise de démolition qu’on doit à Renaud Meltz (Alexis Léger dit Saint-John Perse, Flammarion, 2008), il fallait qu’une biographe pourtant moins malveillante déçoive notre attente à sa façon.
Henriette Levillain, qui a connu (ne serait-ce que brièvement) le poète, qui est familiarisée avec son œuvre depuis des décennies, et qui possède l’érudition à la fois littéraire et factuelle propre à nourrir un travail biographique de haut niveau, semblait a priori toute désignée pour réussir l’étude “définitive“ de sa vie et de ses écrits. A la lire, on ne saurait lui reprocher ni d’être trop partiale, ni de défendre quelque thèse d’ensemble inappropriée ; nombre de chapitres de son livre apparaissent comme éclairants, tout particulièrement ceux où elle relate les périodes éprouvantes pour Saint-John Perse, en faisant ressortir la fragilité d’un homme qui tenait à toujours paraître fort devant autrui. Mais curieusement, les défauts de son ouvrage s’imposent à l’attention davantage que ses qualités, dont le plus grave est sans doute l’incohérence de sa vision globale de Perse.
S’agissant du personnage, la biographe le présente tantôt comme plus “antillais“ qu’on ne l’aurait cru, au point d’être une sorte d’échantillon typique de son milieu d’origine, tantôt comme un individu complètement insolite ; elle veille à séparer le diplomate de l’écrivain, et pourtant elle les confond souvent ; au lieu d’un portrait explicatif qui paraîtrait convaincant, elle nous offre en définitive une série d’aperçus psychologiques plus ou moins contradictoires, produisant un effet de flou d’où surnagent quelques leitmotive non seulement dépourvus de vrai intérêt, mais irritants par leur mesquinerie : maintes fois, il nous sera rappelé que le poète se teignait les cheveux et qu’il s’arrangeait pour se faire servir par son entourage. On aurait préféré que sa biographe nous donne, à la place, une idée concrète de la fascination qu’il exerçait sur autrui et des avantages personnels qui lui ont attiré tant d’amitiés indéfectibles avec des gens remarquables.
On en est réduit à les deviner, car même en parlant du côté grand séducteur de Perse, Levillain en reste aux observations anecdotiques teintées de dérision, produisant l’impression malvenue que les dames qui ont aimé ce Don Juan se sont laissé attraper sottement par un joueur de pipeau. Pour l’admettre, il faudrait oublier qu’il s’agissait d’un des plus grands poètes de son siècle, qualité qui va de pair avec une envergure d’esprit certaine – dont sa biographe ne nous donne jamais une idée adéquate.
Quant à l’œuvre, Levillain semble tantôt déplorer que Perse n’ait pas écrit des textes basés sur l’actualité et proches des tendances littéraires dominantes, tantôt défendre l’aspect intemporel et universel de sa poésie sur un ton qui conviendrait pour des excuses – comme si l’idéal, en matière de création, consistait à suivre le sens du courant et à faire précisément le genre de littérature que Perse exécrait, dite “engagée“. On en vient à penser que sa biographe, pourtant professeur émérite, n’a toujours pas saisi ce qui constitue la valeur essentielle de l’œuvre de Perse, et ce qui le rend proprement irremplaçable, autant qu’indispensable, dans l’histoire de la poésie française.
Par ailleurs, Henriette Levillain semble tenir ses poèmes majeurs, notamment “Pluies“, pour trop difficiles à comprendre, au point que “le lecteur peut avoir la tentation d’abandonner en chemin“ (p. 341). Est-il permis de s’avouer ahuri de découvrir qu’un professeur de la Sorbonne puisse nous servir un tel propos ? Heureusement, il y a toujours eu, depuis les débuts de Saint-John Perse, des lecteurs avides de sa poésie, et il en reste toujours qui, loin d’être “tentés d’abandonner“, déplorent seulement qu’il n’ait pas laissé une œuvre plus copieuse. Quand trouvera-t-il enfin un biographe apte à comprendre et ses textes, et l’homme auquel on les doit ?
agathe de lastyns
Henriette Levillain, Saint-John Perse, Fayard, septembre 2013, 537 p.- 32,00 €