François Miville-Deschênes (dessin) & Richard D. Nolane(scénario), Millénaire – Tome 1 : « les chiens de Dieu »

François Miville-Deschênes (dessin) & Richard D. Nolane(scénario), Millénaire – Tome 1 : « les chiens de Dieu »

À l’occasion de la sortie, en novembre dernier, du tome 3 L’Haleine du diable – découvrons donc à rebours cette étonnante série, qui nous emmène au seuil de l’an Mil.

Raedwald le Saxon est marchand. Flanqué de son fidèle compagnon Arnulf, il parcourt le monde alors connu – nous sommes en l’an de grâce 987– pour se fournir en marchandises et satisfaire ses clients. Outre que son négoce n’est pas de la première banalité – il est trafiquant de reliques – il est doté d’un esprit sagace qui l’amène à être sollicité pour résoudre les affaires les plus retorses. Et ce ne sont pas les manières on ne peut plus pragmatiques qu’il adopte à l’endroit des choses saintes – il n’est qu’à voir son arme secrète : une dague du meilleur fil déguisée en crucifix… – qui empêchent les hautes instances ecclésiastiques d’en appeler à lui quand l’heure est grave. Ainsi Burchard, l’archevêque et comte de Lyon le fait-il mander en urgence : le fils bâtard du roi Hugues de Francie et sa mère, Emma d’Autun, viennent d’être assassinés ; un seul membre de l’escorte en a réchappé mais, le visage carbonisé, il ne peut témoigner. Voilà donc qui était ce malheureux que Raedwald et Arnulf avaient, quelques semaines auparavant, laissé aux soins de Valens, le mire de l’hospice sis non loin de Mâcon… et le Saxon de comprendre, du même coup, pourquoi l’envoyé du roi Hugues, le comte Dagbert, s’était montré si soucieux du sort de cet homme.

Cet assassinat est l’humus rêvé pour engendrer une guerre civile – à moins que les commanditaires soient identifiés au plus vite. Le témoignage du rescapé faciliterait bien la tâche du comte Dagbert mais le talent de Valens demeure impuissant à le guérir. Reste le recours à saint Polycarpe, qui a la réputation de miraculer les plus grands brûlés. Sauf que les reliques du saint, gardées en l’abbaye de Santenay, n’opèrent plus le moindre miracle depuis plusieurs semaines. Raedwald est chargé de résoudre le mystère avant que le blessé soit présenté aux dites reliques – dont l’authenticité ne saurait à ses yeux être remise en cause : c’est lui-même qui les a revendues à l’abbé Raoul.

 Pas plus que le récit ne s’embarrasse de préliminaires – le massacre d’où va naître l’imbroglio politico-criminel fondant l’intrigue est perpétré dès la toute première planche – la narration n’est bavarde : les didascalies sont concises et plutôt rares, les dialogues riches en informations mais ne sombrent jamais dans le délayage ; l’ensemble du texte a été suffisamment bien conçu pour situer avec précision les événements, les enjeux, informer sur les rôles tenus par les protagonistes sans se répandre en dissertations indigestes. En un minimum de mots, le lecteur saisit le contexte historique, les différentes forces en présence, les buts que nourrit telle ou telle faction, les liens qui unissent les personnages – ce qui, eu égard à la complexité de l’histoire, est un véritable tour de force. Sans compter qu’un humour dosé au plus juste vient à points nommés pimenter le tout, au gré des références récurrentes à la propension d’Arnulf à apprécier les boissons fortes ou de certaines répliques, telle celle-ci p. 35 : « Les haches, c’est comme les femmes, quand tu les aimes, tu ne fais plus attention à leur poids. »

 Mais le climat n’est pas à la gaudriole, loin de là : mises à mort sanglantes, cadavres démembrés, bûchers, chairs carbonisées… l’image, au trait fin et d’un réalisme sobre, ne cèle rien. Il ne s’agit pas non plus de complaisance mal placée ; la cruauté sauvage qui imprègne tant de scènes participe de l’atmosphère générale, dominée par une sorte d’angoisse régnante, où l’on sent oeuvrant sous la peau des faits les puissances du Mal – humaines ou supra-humaines. Une atmosphère bien particulière dont la noirceur n’est pas imputable aux seules manigances sordides des forces politico-religieuses en train de s’affronter : les frontières entre le surnaturel et le quotidien ont été proprement abolies et, dans Millénaire, on chasse la goule à courre, on soupçonne le Roi de frayer avec les Sylphes, et l’on espère renouer avec les guérisons miracles en humiliant des reliques. Ce n’est pas de la « fantasy » pour autant : la singularité de cette bande dessinée est d’avoir su allier dans une harmonie remarquable un contexte historique – le règne d’Hugues Capet, qui devait fonder une lignée dont allaient sortir les rois de France pendant plusieurs siècles – et des éléments mythologiques, intégrés au récit dépouillés de leur statut supra-naturel. Ce qui sied à merveille à la période : l’approche de l’an Mil fut en Occident une période de chaos, où la fin du monde prochaine était admise comme chose certaine.

La colorisation, remarquable de finesse dans le traitement des nuances et des dégradés, se caractérise par une tonalité étonnamment terne, où dominent des teintes terreuses et grisâtres qui laissent ressortir, avec un éclat accru, les trouées ignées des bûchers et des torches jetant leurs feux sur les visages inquiets et tourmentés. Mais pour servir le récit, sombre par la barbarie qui le nourrit autant que par l’énigme criminelle qui le fonde, on n’aurait pu imaginer meilleur registre chromatique – soulignons au passage les superbes pages de garde, en bichromie blanc et vert-gris aux admirables nuances, montrant Raedwald et Arnulf pris entre une goule embusquée et le spectre d’un Chien de Dieu…

À partir d’éléments somme toute bien connus – un embrouillamini politico-criminel projeté dans un lointain passé, un couple de héros constitué selon la recette classique opposant un colosse un peu fruste et bon vivant à un élégant dont la finesse d’esprit fait écho au raffinement de la vêture – Richard D. Nolane et François Miville-Deschênes initient, avec « Les Chiens de Dieu », une série qui promet d’être passionnante pour peu que les tomes suivants soient à l’aune du premier, qui bouleverse, tient en haleine et sait réserver les zones d’ombre au seul suspense exigeant d’être maintenu – un album où l’on ne décèle de fausse note ni dans le scénario, ni dans les graphismes.

isabelle roche

François Miville-Deschênes (dessin) & Richard D. Nolane(scénario), Millénaire – Tome 1 : « les chiens de Dieu », les humanoïdes associés, octobre 2003, 48 p. couleurs – 12,35 €.

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