De la littérature concentrationnaire
Longtemps, j’ai apprécié la littérature concentrationnaire.
D’une part, elle me semblait pénétrer les bas-fonds ou les crêtes de la condition humaine, c’est-à-dire cette manière d’insignifiance qui apparaît comme la véritable énergie des existences. D’autre part, elle était la « littérature » contre-rédactionnelle, celle qui a envahi le champ des fictions en raison de l’éducation généralisée.
Dans cette littérature des camps, qui est un chant des rivages, Chalamov raconte, par exemple, que lors des évasions, qui échouaient toujours en raison des étendues glacées à franchir, les criminels emmenaient toujours un prisonnier politique pour le grignoter en chemin. Ils le coupaient littéralement en filets au fur et à mesure qu’ils avançaient dans la neige et la glace, faisant de l’animal politique une sorte de réfrigérateur mobile. N’est-ce pas là un récit d’une profondeur tonique dans lequel l’éternité est « porteur de crânes, nue et sans haine » comme le présume la sagesse hindoue ?
Il existe d’ailleurs une autre forme de littérature « concentrationnaire », celle qui concentre anecdotes littéraires et pérégrinations, spiritualité et érudition : la géopoétique. Dans Un monde à part, Kenneth White s’en fait le digne représentant. A première vue, tout cela n’est qu’un évitement des « culs-de-sac culturels », un contournement de la bouse mentale qui avachit le monde sous son poids toujours plus épais et sonore.
Cependant, de citations en nominations de philosophes improbables, d’Isidore de Séville à un plongeon dans le Gange, White dessine une carte dynamique sur laquelle le silence et l’immobilité – seuls moteurs de la découverte – font pression pour l’embellir.
Ainsi, au VIIe siècle, Hiuan-Tsang traverse l’Inde pour récupérer six cent trente-sept ouvrages afin de miniaturiser à l’extrême les différences entre le Grand et le Petit Véhicule. Puis, White évoque son Ecosse natale distinguant Pictes, Scots et ces magnifiques Vikings « promeneurs de l’été », pillant l’Europe chrétienne pour se venger de l’assassinat des païens par Charlemagne.
A l’instar de Nicolas Bouvier ou de Guido Ceronetti, ceux qui voyageaient et ceux qui ne voyageaient pas, suivant (ou presque) Alfred Korzybski pour qui pas plus la carte que le territoire ne sont jamais correctement cartographiés, Kenneth White nous entraîne dans un monde où les silences ne se prêtent ni à la furie du tocsin ni à la maestria toxique des agitations « perdues dans l’espace ».
Avec lui, nous échappons enfin au boucan généralisé (le monde ne fait plus que biper atrocement), à la décrépitude de la méditation et au narcissisme derviche. Le silence, le recueillement, la sollicitude savante, bref la sympathie sans niaiserie, reprennent la forme vive de cette humanisation que le mouton universel écrase de son godillot et de son abrupt instinct miaulant.
On enlève enfin les poils de sa chemise. Quel bonheur de saluer Bède le Vénérable, de foncer sur son drakkar, de marcher sur les gneiss, de regarder les portulans fantastiques et de comprendre qu’il faut toujours trahir ses idées si l’on veut contempler la beauté du monde car toute idée n’est qu’une borne accidentelle sur les chemins qui ne mènent nulle part, dans tous les cas pas où là on se projetait !
Il y a une sente de la fiction comme il y a une déraison de la logique théâtralisée. Après bien d’autres et avant ses successeurs, Kenneth White nous accompagne dans cette pratique géopoétique du monde et des périmètres de splendeur qu’il nous faut appréhender secrètement bien qu’ils soient sous nos yeux, obstrués par la chaise percée de la vie politico-sociale et la signification de ce qui est sans importance.
Ce compagnon des praticiens du rêve déblaye les prétextes des songe-creux pour qui l’homme sera toujours « 1/16 de cheval ».
valery molet
