En 2012, Régis Jauffret publiait Claustria, roman, qui à la suite d’une minutieuse enquête de son auteur sur les lieux de l’affaire Fritzl, embrasse la terrible histoire d’Elisabeth séquestrée, violée, engrossée par son propre père durant plus de vingt ans, dont elle aura sept enfants. L’horreur étouffante et souterraine de la vie du « peuple de la cave ».
L’Autriche semble accoucher toujours de monstruosités. L’oeuvre de Jelinek charrie elle aussi cette damnation du pays où sans doute, l’homme le plus abject de l’Histoire européenne vit le jour : Adolf Hitler.
Dans le ventre de Klara, récit de la conception, de la gestation de ce « fruit » pourri à qui Jauffret refuse de donner même le jour de sa naissance, un prénom, nourrit son très fort nouveau texte. Dans son « A propos », Jauffret précise que son roman est « constitué de faits et d’imaginaire comme un corps de chair et d’os ».
La documentation assez rare sur le petit monde de Braunau am Inn, en Haute Autriche et l’invention créatrice de l’écrivain ne font qu’un en vérité tout comme ce dispositif de la double rédaction : celle de la future parturiente Klara, qui en cachette de son maître et Oncle géniteur du rejeton, écrit tout d’abord dans son cahier qu’elle cache dans une commode, puis ce qu’elle trace à la craie, et efface sur un tableau noir et celle de l’auteur ; tous deux aimantés dans un JE qui ne s’effacera que dans les toutes dernières pages, le jour du baptême du nouveau-né.
Le roman relate le contexte historique, le background de cette Autriche encore impériale de la fin du dix-neuvième siècle. Monarchie malade et vacillante avec la mort à Mayerling de l’héritier et de sa très jeune maîtresse dans des circonstances bien troubles. Tentation de réunir L’Empire et l’Allemagne de Bismarck. Et puis l’Eglise catholique antisémite qu’incarne le personnage de l’abbé Probst exerce son pouvoir sur les femmes de la maison. Bon nombre des sujets de François-Joseph haïssent les Juifs. Ils sont sales et répugnants comme les orthodoxes du quartier de Leopoldstadt à Vienne ou bien manipulateurs et trop instruits.
Il y a dans ce roman, le même climat d’étouffement que dans Claustria. Un homme règne en tyran domestique sur la bonne, sur Johanna, sœur bossue de Klara et sur sa très jeune parente devenue sa femme, débarquée à quinze ans dans la bourgade. Il contrôle, en bon fonctionnaire des douanes, les dépenses du ménage. Il frappe. Sa sexualité est celle du viol, de la soumission et de l’inceste puisqu’il est le fils du grand-père maternel de Klara. Il faudra d’ailleurs demander une autorisation papale pour le mariage. C’est lui qui décide d’adopter le nom de famille, H I T LER
Les femmes ne sont faites que pour subir les désirs masculins. Klara sera violée aussi par l’aubergiste, qui est installé au rez-de-chaussée de la maison. La famille de l’enfant à naître est une famille « de fous » aux origines confuses. Les deux premiers enfants de Klara meurent de la tuberculose, la première femme d’Oncle sera elle aussi emportée, jeune encore.
La grossesse est une épreuve, une expérience vitale et morbide ; un espace onirique de tous les possibles, in utero. Des ténèbres du sous-sol des Fritzl à celle d’un ventre maternel, protégeant sans le savoir le Destructeur absolu mais le redoutant déjà dans des hallucinations littéraires. Jauffret ne donne pas dans une psychologie de comptoir qui permettrait de justifier la trajectoire assassine de cet enfant par des données sociologiques, génétiques trop rapides.
Klara narre ses journées dans des phrases qui à un moment l’emportent par rupture et torrents vers Ce qui sera la Shoah. Un et de coordination noue son petit univers de femme enceinte avec toutes les abominations, tous les crimes édictés par le Troisième Reich nazi, que son futur nourrisson construira fanatiquement. Klara divague –t-elle alors, comment peut-elle voir et écrire la mort des affamés du ghetto, les voyages dans les trains de la mort vers les Camps, l’arrivée à Auschwitz, les mères et leurs petits espérant une douche et exterminés par les gaz ? et le sort du couple Bloch, son médecin juif qui cite Hugo (ils seront tous les deux assassinés) ?
Klara d’ailleurs s’en veut d’être ainsi habitée « par trop de rêves, d’angoisses, de vanité dont bien avant de naître, il aura été le prétexte… » Ses visions prémonitoires sonnent comme un Destin contre lequel il est impossible de lutter. Klara mourra en 1907, avant le Pire.
Etrange naissance au temps de Pâques, le 20 avril 1899 à dix-huit heures trente suivie du baptême le lundi qui fit de ce nourrisson « le fils de Dieu, » aux yeux de sa mère.
Il n’est pas question de condamner Klara d’avoir donné le jour à Adolf Hitler : sa vie l’innocente. Mais les responsables de La Shoah nous renvoient toujours à nos interrogations profondes sur comment des hommes ont pu décider d’ anéantir des millions de Juifs, des tziganes, des homosexuels, des handicapés…
Le dernier film de Glazer sorti très récemment sur les écrans s’arrête sur le cas de Rudolf Höss et de sa vie domestique et familiale, derrière les murs d’Auschwitz mais se refuse à montrer ce qui s’y passe, à l’exception du dispositif sonore des cris, coups de feu, et autres machineries industrielles.
Etrangement se superposent au texte de Jauffert évoquant les visites scolaires dans le Camp, et la présentation des reliques des victimes, les images du réalisateur anglais à la fin de son film, des employés, passant l’aspirateur dans les salles des amoncellements de chaussures, de valises, de béquilles, des cheveux.
Hitler davantage encore que Höss fait énigme rageuse. En 1966, dans son recueil de nouvelles le K, Dino Buzzati, racontait l’histoire de Pauvre petit garçon, dont le héros était un gamin de cinq ans méprisé et malmené par des camarades de jeu. C’est dans la chute de la nouvelle que l’on découvrait son identité, Dolfie, et le nom der sa mère (Klara donc) madame Hitler. Comme une suite moins forte, bien moins féconde littérairement au roman de Jauffret.
marie du crest
Régis Jauffret, Dans le ventre de Klara, éditions Récamier, 2024, 245 p — 21,90 €.
Claustria a été publié par le Seuil.