De ce livre de Donika Kelly, Nikky Finney dit dans son introduction que les poèmes de ce recueil sont « faits de briques rouges et de coquillages, des poèmes si vieux qu’on peut encore sentir le sel en eux – d’avant – quand la ville dans laquelle le poète retourne n’était pas du tout une ville ».
L’auteure wokiste, poète et professeure propose son Bestiaire en reprenant la tradition première et médiévale du genre. Son livre se décompose en une succession de poèmes d’amour attribués à la chimère, au pégase, au centaure, au satyre, à la sirène, au griffon. Ils répondent à une série d’autoportraits douloureux, et à la recherche d’un lieu pour se réfugier loin des traumas de l’enfance et les agressions sexuelles que l’Américaine a connus.
Elle mêle ainsi la chimère au biographique mais son écriture ne se dérobe jamais face au viol commis par son père et qui fait d’elle une chose qui “rompt avant qu’elle ne ploie”.
Dans ces poèmes, paysages et histoire se mixent afin d’exprimer un sentiment urgent d’immédiateté. Il s’agit surtout, comme elle l’écrit, de répondre à l’ordre qu’elle affiche : “Refusez les anciens moyens de mesure. / Appuyez-vous plutôt sur le désert palpitant du soi.“
D’un poème à l’autre, Donika Kelly nous guide autant vers l’ouvert que le secret — les changeant continuellement de formes. D’où la présence d’un mystère. Chacun comprend que quelque chose s’est fracturé chez l’auteure. Les nombreux animaux en portent la trace.
“Vous pensez à être petit, / un enfant. Non. Plus petit, / un oiseau. Plus petit encore, /un petit oiseau.”, mais de la vie, il en va autrement. Et toute une Amérique est là, l’intérieur de la créatrice, de ses poèmes et de ses morceaux d’existence. Chacun d’eux contient des multitudes.
Entre autres celui de l’abus d’une innocence à Los Angeles. Mais la menace est là : “Parfois, mon père danse avec moi. / Je fais attention à ne pas toucher. Il prend soin / de sourire de tout son visage.” Le danger se rapproche. Et la vie ouverte soudain se referme. La viol est là. Le père agresseur et souriant a commis l’irréparable. L’envahisseur s’installe dans son corps et le fait sien et ce, jusqu’à créer un hybride plus monstrueux que les autres en ce livre.
La narratrice est une seule et même personne que son bourreau, façonnée par lui et enveloppée dans sa propre chair. Il est devenu son cœur, et elle ne peut pas exister sans lui, au sein d’une dévorance subie et qu’elle doit assumer.
Même si, finalement, le défilé de bêtes est à suivre, et elles fournissent un moyen de donner un sens à l’arc du recueil afin qu’un possible voit enfin le jour.
jean-paul gavard-perret
Donika Kelly, Bestiaire, traduit de l’anglais (États-Unis) par Raluca Maria Hanea & François Heusbourg, introduction de Nikky Finney, 2023, 96 p. — 18,00 €.