Teng & Di Giorgio, Shane

Entre fidé­lité et tra­hi­son, amour et haine, Shane est une superbe épo­pée médié­vale. Fré­dé­ric et Isa­belle en parlent encore !

La série ne com­mence pas dans la quié­tude, c’est le moins qu’on puisse dire : la pre­mière planche de L’Impératrice sau­vage plonge au cœur d’une tem­pête au large des côtes bre­tonnes, en l’an de grâce 1120. A bord du navire en détresse : l’héritier du trône d’Angleterre, accom­pa­gné des plus hauts repré­sen­tants de la noblesse du royaume. Et puis c’est la catas­trophe : trom­pés par les feux de nau­fra­geurs, le vais­seau s’écrase contre les récifs. Bilan du drame : un seul sur­vi­vant, Shane, un mer­ce­naire irlan­dais atta­ché au ser­vice du sou­ve­rain anglais. C’est donc autour des pro­blèmes posés par la suc­ces­sion du roi d’Angleterre Henri 1er, fils de Guillaume le Conqué­rant, que va s’organiser l’intrigue de base de la série — intrigue qui, avec quelques digres­sions buis­son­nières, va nous tenir en haleine durant cinq albums.

La mort de son unique héri­tier mâle place en effet le sou­ve­rain dans une situa­tion déli­cate : il doit dési­gner un nou­veau suc­ces­seur. Mais il ne peut se résoudre au choix qui se pré­sente à lui : son autre fils est un bâtard, et Etienne de Blois, gen­til­homme fort bien placé dans la lice des pré­ten­dants au trône, est faible de carac­tère et, de plus, mani­pulé par son frère Henry, un ambi­tieux que le roi n’apprécie guère. Le roi décide alors de choi­sir comme suc­ces­seur… sa fille Maud — déci­sion qu’il s’autorise en vertu d’anciens docu­ments attes­tant d’un pré­cé­dent sem­blable et qui sou­lève un tollé parmi les barons du royaume. Maud, déjà vic­time de plu­sieurs ten­ta­tives de meurtre, est enle­vée… Cadavres, com­plots et machi­na­tions toutes plus machia­vé­liques les unes que les autres se suivent et se mêlent en un rythme sou­tenu qui ne laisse aucun répit. D’autant qu’aux tumultes de ces intrigues de cour s’ajoute l’impossible pas­sion que se vouent Maud et Shane. Amour, fidé­lité, tra­hi­son, loyauté, ambi­tion, cor­rup­tion… toutes ces valeurs contra­dic­toires sont por­tées à leur paroxysme dans cette fresque médié­vale qui réus­sit à mettre en images la vio­lence la plus crue — et la ten­dresse la plus douce — sans en rien mas­quer mais sans exhi­bi­tion­nisme déplacé.

L’on suit avec avi­dité toutes ces péri­pé­ties. Mais l’on ne peut s’empêcher d’être sur­pris par la conci­sion des textes. Les dia­logues, réduits au mini­mum néces­saire, sonnent par­fois bizar­re­ment — “vous vous gou­rez !” dans la bouche d’un mer­ce­naire du XIIe siècle a un effet assez inat­tendu, et sans aller jusqu’à un pseudo vieux fran­çais désa­gréa­ble­ment arti­fi­ciel, un registre de langue plus neutre eût été mieux adapté… Quant aux didas­ca­lies, elles brillent par leur absence ou leur briè­veté, n’allant guère au-delà de “cepen­dant…” ou “un peu plus tard…” Pas un mot ou presque pour pré­ci­ser le contexte his­to­rique, si ce n’est en qua­trième de cou­ver­ture… L’on conçoit que le scé­na­riste ait voulu que l’aventure et le souffle épique priment, et qu’il se soit refusé à jouer les manuels sco­laires, mais il faut recon­naître qu’avoir poussé l’aridité docu­men­taire à ce point pose par­fois quelques pro­blèmes de com­pré­hen­sion. Ainsi dans le pre­mier album le roi confronté à la mort de son fils aîné dit-il n’avoir d’autre des­cen­dant mâle qu’un bâtard nommé Richard. Or à quelques cases de là, sa fille Maud est accueillie à bras ouvert par un cer­tain Henry qui l’appelle “petite sœur”. Si cet Henry est le frère de Maud, pour­quoi le roi ne le compte-t-il pas parmi les suc­ces­seurs pos­sibles ? Quelques indi­ca­tions concer­nant les liens de parenté entre les per­son­nages eussent été bien utiles. Et l’on en dira autant du mariage de Maud avec l’empereur d’Allemagne : arrangé par son père, on en déduit qu’il s’agit d’une alliance béné­fique pour le trône d’Angleterre. Alors pour­quoi Henri Ier arrache-t-il si vio­lem­ment du cou de sa fille le col­lier qui est la marque de son rang impé­rial en criant que sa vue [le] blesse ?

Ces lacunes, hélas, sont constantes tout au long de la série. Repro­cher aux cinq tomes de Shane de ne pas être des livres d’histoire dégui­sés en bande des­si­née serait bien mal venu. Mais l’on ne peut que déplo­rer ces obs­cu­ri­tés récur­rentes qui empêchent de sai­sir au mieux le pour­quoi et le com­ment des atti­tudes, des réac­tions des per­son­nages. Le des­sin n’étant pas à même de tout expri­mer, et ce quel que soit le talent du des­si­na­teur, les rap­ports entre cer­tains per­son­nages res­tent ainsi peu com­pré­hen­sibles. Cela est d’autant plus regret­table que les vête­ments, les bâtisses, les outils… tout ce qui contri­bue à poser une époque a été fidè­le­ment repro­duit. Et le des­sin de Paul Teng, d’un réa­lisme à la fois clas­sique et per­son­nel, d’une grande expres­si­vité, ne suf­fit pas à com­pen­ser les absences du texte.

Outre le mini­ma­lisme un peu exces­sif du texte, il est un autre point qui ne laisse pas de sur­prendre : la mise en cou­leurs. Alors que les deux pre­miers tomes se carac­té­risent par la sub­ti­lité des teintes, tra­vaillées dans un registre plu­tôt pas­tel, le troi­sième tome marque un virage bru­tal : brus­que­ment, les cou­leurs s’intensifient, brillent et claquent, frô­lant la satu­ra­tion sur­tout dans les verts… Pour­quoi un tel chan­ge­ment ? L’on sait com­bien en bande des­si­née tout, en matière de cou­leurs, fait sens — inten­sité, tona­li­tés, registres chro­ma­tiques — et on reste per­plexe quant à la signi­fi­ca­tion de cette brillance sou­daine car a priori rien dans la nar­ra­tion ne jus­ti­fie ni n’explique ce choix…

Avec le déman­tè­le­ment des com­plo­teurs et la célé­bra­tion des fian­çailles de Maud avec le duc d’Anjou se concluent les deux ver­sants du récit ini­tié par L’Impératrice sau­vage. En écri­vant ce cin­quième album, les auteurs ont ménagé une belle porte de sor­tie à leur série, qu’ils ferment avec un lyrisme un peu facile mais émou­vant : la der­nière case figure une arba­lète fichée dans le sol, telle une stèle funé­raire. D’aucuns regret­te­ront cer­tai­ne­ment de ne pas avoir à attendre le pro­chain volet des aven­tures du beau mer­ce­naire irlan­dais, mais en choi­sis­sant d’interrompre là leur série, les auteurs lui évitent cette lente dis­so­lu­tion dans l’inintérêt qui hélas en a fait som­brer plus d’une pour­tant intro­ni­sées “culte”.

Isa­belle Roche

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Shane est un mer­ce­naire irlan­dais du XIIe siècle. Apparu au Lom­bard en 1998 avec L’impératrice sau­vage, il était le seul res­capé d’un nau­frage sur les côtes nor­mandes où trou­vait la mort Guillaume, le fils du roi d’Angleterre Henri Ier. Celui-ci devait alors nom­mer son futur suc­ces­seur : afin d’éviter que le pou­voir du royaume n’échoie à Etienne de Blois, un pan­tin mani­pulé par son per­fide de frère, Henry, il déci­dait de le confier à sa fille légi­time, la belle Maud, ayant en outre l’avantage d’être la veuve de l’empereur d’Allemagne. Mandé par son père, Maud rejoi­gnait alors la Nor­man­die et essuyait de mul­tiples attaques, avant de trou­ver refuge avec son père en Angle­terre. Elle retrou­vait au pas­sage Shane, son amour de jeu­nesse contra­rié par les choix politico-paternels.

Menés par Henry de Blois lou­chant sur le richis­sime arche­vê­ché de Can­ter­bury, un com­plot de barons s’estimant lésés par la déci­sion réga­lienne a néan­moins convenu de tout mettre en oeuvre pour éli­mi­ner la prin­cesse en passe de deve­nir Reine d’Angleterre. Mais c’est sans comp­ter sur la fidé­lité du molosse Hobbs (Tho­mas, le phi­lo­sophe anglais qua­si­ment du même nom médi­tant la chose poli­tique au XVIe siècle appré­cie­rait sans doute l’allusion !) et, bien sûr l’enamouré Shane, qui a déjà prouvé à sa belle que la flamme ne s’était pas éteinte entre eux. Enle­vée au début du Pic de l’aigle, deuxième volet de cette saga che­va­le­resque paru en 1999, Maud découvre le visage d’un des barons fai­sant par­tie de ses assaillants, et Shane, tom­bant dans un com­plot ourdi par Henry de Blois, est bien­tôt accusé d’avoir poi­gnardé Oldé­ric, un des fidèles du roi. Ne devant son salut qu’à sa force dou­blée de sa science des armes, Shane doit s’enfuir s’il veut prou­ver son inno­cence  : sa ren­contre hasar­deuse avec un des hommes de main séques­trant Maud et laissé pour mort par les sbires d’Henry va lui per­mettre tou­te­fois de libé­rer l’élue de son coeur.

Shane doit pour­tant lais­ser la future Reine sur le sol anglais et se réfu­gier en Irlande, là où il espère jouir de la sécu­rité suf­fi­sante pour retrou­ver le cou­pable des for­faits que Maud et lui viennent d’endurer. C’est donc en Irlande que nous retrou­vons notre héros médié­val pour ses nou­velles péri­pé­ties, inti­tu­lées ici Simu­lacres. Invité à un mariage par son oncle Sil­ken, Shane est mal­gré lui plongé dans une sombre affaire de meurtres, où deux bandes rivales déca­pitent leurs vic­times dans l’intention de leur arra­cher un fol secret concer­nant la relique de la tête de Jean le Bap­tiste, déro­bée lors de la prise de Jéru­sa­lem. Un véri­table car­nage éclate au vil­lage de Sil­ken, une sol­da­tesque fran­çaise et un grou­pus­cule anglais cher­chant tous deux à faire main basse sur “le tré­sor le plus impor­tant de la chré­tienté”. Shane, molesté par les Fran­çais, apprend alors que Henry de Blois com­man­dite l’autre fac­tion, car la relique ferait écla­ter la supé­rio­rité de la papauté sur la royauté et rejaillir sa gloire sur qui la pos­sède. Il est éga­le­ment informé, en échange de son aide pour recon­qué­rir “le saint suaire”, de l’identité du véri­table assas­sin d’Oldéric…

Pendant ce temps, Maud, por­tant l’enfant de Shane, doit se résoudre à rompre leurs fian­çailles ado­les­centes et à se marier avec le fils du duc D’Anjou, ultime manière de mettre fin au désac­cord entre les deux familles. Che­va­lier aussi soli­taire qu’ardent, le mer­ce­naire irlan­dais voit le sens de son exis­tence s’enliser sans avoir encore pu démon­trer son inno­cence. Simu­lacres, à l’instar des deux pre­miers épi­sodes nous ren­voie à un dou­zième siècle pétri de rage et de fureur. Où les hommes encore pri­son­niers des moultes croyances ne conquièrent leur liberté que par la vio­lence phy­sique et les cabales de toutes sortes. Entre fidé­lité et tra­hi­son, amour et haine, Shane est une superbe épo­pée médié­vale où affleure un tra­vail constant sur la docu­men­ta­tion et le détail historiques.

A par­tir du scé­na­rio de Di Gior­gio qui épouse les méandres de la dynas­tie des Plan­ta­ge­nêt (autre­ment dit la lignée des rois d’Angleterre des­cen­dant du comte d’Anjou Geof­froi V), le des­si­na­teur Teng met en scène une saga où se mélangent les visages, les vête­ments et les armes d’un âge ô com­bien révolu mais qui retrouve grâce à nos yeux par le biais d’un récit enlevé. Où les appa­rents temps morts ne sont jamais que le pré­lude cré­pus­cu­laire à de furieux corps-à-corps. Même si Maud res­semble un peu trop à Clau­dia Schif­fer et Shane à Brad Pitt, tous deux chus dans les limbes d’une sorte de Bra­ve­heart hol­ly­woo­dien avant l’heure, les per­son­nages sont atta­chants et l’on prend grand plai­sir à les voir évo­luer en ces temps recu­lés que le désen­chan­te­ment du monde semble épar­gner pour nous expo­ser des condi­tions de vie rudes et frustres où, en dépit des obsc­tacles, l’amitié et l’honneur demeurent des valeurs dominantes.

Toujours en dis­grâce pour avoir jadis voulu défendre la prin­cesse Maud (cf L’impératrice sau­vage), le mer­ce­naire irlan­dais Shane doit sur­vivre en France en se fai­sant rétri­buer pour sa maî­trise des armes. On lui pro­pose cette fois-ci d’extirper la jeune Eme­line d’un nid de bri­gands sans foi ni loi qui pillent la région depuis des mois. Pour ce faire, Shane doit s’infiltrer en com­pa­gnie du revan­chard Brieg dans la troupe des voleurs afin de pré­ve­nir l’adjoint du shé­rif local d’une livrai­son sur les côtes bre­tonnes qui per­met­tra d’arrêter le chef de la bande, Mor­chael. Le mer­ce­naire béné­fi­cie sur place des faveurs de la belle Albane mais est bien­tôt vic­time d’un jeu croisé de déla­tion qui trans­forme les chas­seurs roués en par­fait gibier…

Cet épi­sode n’est pas le plus pal­pi­tant de la série mais il per­met de confir­mer la posi­tion “éthique” carac­té­ri­sant ce mer­ce­naire idéa­lisé qu’est Shane, pré­fé­rant défendre l’amour et la fidé­lité envers son employeur plu­tôt que s’emparer d’un butin facile à déro­ber. Obnu­bilé par la pas­sion roman­tique qu’il voue à la des­cen­dante des Plan­ta­ge­nêt, Shane affiche sa volonté de rejoindre Hon­fleur pour bri­ser la dis­grâce dans laquelle le roi Henry de Blois l’a autre­fois plongé (voir Le pic de l’Aigle). Légè­re­ment déformé par un lan­gage trop contem­po­rain pour des aven­tures cen­sées se dérou­ler au XIIe siècle, le des­sin adopte une fac­ture clas­sique aux cou­leurs crues qui convient au réa­lisme reven­di­qué par les concep­teurs de ce “wes­tern médiéval”.

Le plai­sir des Hyènes signe la suite et fin de ce pre­mier cycle des valeu­reuses aven­tures de Shane le mer­ce­naire. Accom­pa­gné d’Albane qui lui a sauvé la vie, Shane voit désor­mais son ave­nir dans le Nou­veau Monde. Mais les deux tour­te­reaux arrivent trop tard à leur port d’embarquement : le bateau est déjà parti, avec sans doute à son bord le félon Luc de Caen dont Shane cherche à se ven­ger. L’occasion, fai­sant le lar­ron, le mer­ce­naire retrouve en ville d’anciens cama­rades de com­bat qui l’invitent à par­ti­ci­per au tour­noi de l’année qu’organise le roi à Tour­nai. Sou­cieux de gagner quelque argent et de revoir une der­nière fois Maud, la fille d’Henri 1er d’Angleterre dont il est tou­jours amou­reux, Shane accepte et met le pied sans le savoir dans un com­plot orches­tré par Luc de Caen et un digni­taire de l’Eglise obéis­sant à Henry de Blois afin d’éliminer le roi.

Les cou­leurs assez ternes, le gra­phisme pas tou­jours très bien léché et le choix d’expressions fort contem­po­raines qui détonnent dans un tel déco­rum contri­buent à lais­ser le lec­teur un peu sur sa faim. Mais ce Plai­sir des hyènes met enfin Shane au clair avec lui-même : ni Maud ni Albane ne lui revien­dront fina­le­ment et c’est seul que le mer­ce­naire va cher­cher qui il est aux confins de Jéru­sa­lem — sans avoir jamais vrai­ment convaincu qu’il pou­vait être autre qu’un simple héros de papier.

Fré­dé­ric Grolleau

   
 

 Teng & Di Gior­gio, Shane, Le Lom­bard
-  tome 1 : L’Impératrice sau­vage, 1998, 48 p. 9,45 €
-  tome 2 : Le Pic de l’aigle, 1999, 48 p. 9,45 €
-  tome 3 : Simu­lacres, 2000, 48 p. 9,45 €
-  tome 4 : Albane, 2001, 48 p. 9,45 €
-  tome 5 : Le Plai­sir des hyènes, 2002, 48 p. 9,45 €

 
     
 

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