« Deux écoles de pensée se sont intéressées à l’efficacité de l’emprisonnement. La première est la théorie de la dissuasion, dont l’objectif d’une peine d’emprisonnement est d’être aussi inconfortable et horrible que possible, dans l’espoir que le condamné n’osera plus jamais commettre un crime. L’autre théorie, la théorie de la réinsertion, moins brutale, celle de la réhabilitation, considère que le temps passé en prison doit être l’occasion d’absoudre ses péchés aux yeux de Dieu et de travailler à l’acquisition d’un état d’esprit moral, afin que les condamnés, une fois libérés, soient réintégrés dans la société en tant que citoyens honnêtes et respectueux des lois.
De nombreux pays européens ont également eu recours au transport pénal à l’époque de la colonisation. Les condamnés étaient embarqués sur des bateaux et expédiés vers les Amériques, l’Australie et les Caraïbes pour y purger des peines de servitude sous contrat au nom des intérêts coloniaux de l’Europe.
Tout au long de l’histoire moderne des États-Unis, les prisonniers ont également été soumis à des expériences scientifiques et médicales contraires à l’éthique et inhumaines, notamment des traitements anticancéreux dangereux et la tristement célèbre incursion de la CIA dans le domaine des drogues de manipulation mentale, au cours de laquelle elle a administré de fortes doses d’hallucinogènes à des détenus qui n’étaient pas consentants. »
Article de Stars Insider
Mariame Kaba, née à new York de parents originaires de Guinée et de Côte d’ivoire, est une éducatrice et une militante abolitionniste formée aux méthodes de l’organizing. La violence d’État, sous-jacente à l’ordre et au pouvoir, est la face cachée de l’appareil politique et économique américains.
À ce propos, Mariame Kaba entreprend dans son ouvrage théorique et critique l’examen de la « justice rétributive », qui légitime des « dispositifs carcéraux et militaires [qui] normalisent le meurtre industrialisé » — voire les chiffres des condamnations et des décès (tirs, suicides, peines de mort). La « justice rétributive » pénale se dit impartiale, pourtant de lourdes peines sont appliquées aux consommateurs de crack afro-américains et de légères peines de probation aux consommateurs de cocaïne (plus blancs et plus riches).
L’autrice propose des solutions alternatives et diamétralement opposées à cette justice univoque : la création d’un monde collectif dont les principes moraux seraient basés sur la justice, le soin, l’entraide et le dialogue. « Les jeunes non blancs sont traités comme des délinquants », dénonce-t-elle ; l’espace public est donc racialisé.
À travers divers articles, elle révèle les exactions et les répressions sauvages ayant eu lieu dans l’espace public et privé. Contre l’application autoritaire et punitive de la justice rétributive, Mariame Kaba se bat pour la mise en place et l’avènement d’une « justice réparatrice ou restaurative » et la dépénalisation du système judiciaire. Elle lutte pour un autre modèle fondé sur la non-violence, l’autogestion, le respect et l’amour d’autrui.
Rappelons que l’histoire des États-Unis repose sur les territoires usurpés aux Amérindiens, leur quasi extermination, l’esclavage des enfants et de leurs parents, la discrimination, l’apartheid. Ce qui en résulte est une idéologie dans laquelle Noir égal criminel. Le prétexte aux fouilles, aux humiliations, aux arrestations et aux meurtres d’un ou de plusieurs individus, prétexte s’appuyant sur le sujet « sécurité » (argument fallacieux et concept très flou), se révèle la criminalisation du peuple noir et des habitants des ghettos.
Le discours de M. Kaba se situe dans l’optique de Surveiller et Punir de Michel Foucault. L’auteure remet radicalement en cause le régime « carcéro-industriel » qui autorise et perpétue des violations inouïes, met l’accent sur la création de ghettos, de sociétés parallèles, sur « cette culture du contrôle et de la surveillance ». Les populations pauvres, minorées, les prostitués, les transgenres, les immigrés, les Africains-Américains deviennent alors les boucs émissaires, les « victimes parfaites » au sein de l’institution — la même qui incrimine, juge, emprisonne.
L’ouvrage est un plaidoyer émouvant, un exposé engagé pour le démantèlement de l’appareil carcéral, l’éducation, l’accès aux arts et à la culture des jeunes, le rejet définitif de « l’héritage anti-Noirs aux États-Unis » et de « la terreur du banal et du quotidien ».
Comme pour les femmes, la question de la « nature » est évoquée, tel un invariant : « les Noirs étaient criminels par nature et ne parvenaient pas à composer avec le fait d’être libres — perception défavorable qui a conduit à la destruction de millions de personnes innocentes. Les allégations de Mariame Kaba font suite à « une revendication historique des communautés noires depuis les Black Panthers, si ce n’est avant ». Ainsi, remarque l’autrice de cet essai, au titre parlant, En attendant qu’on se libère. Vers une justice sans police ni prison, « la criminalisation est toujours racialisée, classiste, genrée et hétéronormée ».
L’essai, composé d’articles et d’entretiens avec entre autres, Sarah Jaffe, Ayana Young, Damon Williams, etc., résonne avec les livres (cités) de Rachida Brahim, La race tue deux fois. Une histoire des crimes racistes en France (1970–2000), Syllepse et de Jennifer Yezid, Asya Djoulaït et Sami Ouchane, Malika. Généalogie d’un crime policier, Hors d’atteinte, 2023.
Nonobstant, le bilan dressé par Kevin Coval (poète breakbeat) reste terrifiant : « Chicago est une ville ségréguée où les inégalités sont systémiques et où les enfants blancs vivent dans une nouvelle utopie urbaine de plus en plus idyllique tandis que les enfants noirs et latinos se démènent et se débattent dans une zone de guerre ».
Peut-être avec plus d’optimisme, de foi, Mariame Kaba brise le silence, l’omerta, les fausses informations alarmistes des médias qui donnent à voir les enfants des banlieues, des colonisés, comme des délinquants, des trafiquants ou des voyous.
yasmina mahdi
Mariame Kaba, En attendant qu’on se libère (We Do This Til We Free US), Mariame Kaba (avant-propos, Naomi Murakawa, direction, Tamara K. Nopper, note, Marie Hermann, trad. Frédérique Popet), éd. Hors d’atteinte, sept. 2023 — 23,00 €.