Une possession diabolique est-elle encore possible dans le Paris du XXIe siècle ?
Le récit débute par une rencontre entre un vieux commissaire et le narrateur devant un immeuble parisien qui semble bien banal. Mais, en levant les yeux et en détaillant les motifs qui ornent sa façade, il se révèle un bestiaire fantastique, des créatures infernales, des scènes de sévices.
C’est au dernier étage, au sixième, qu’une puanteur insoutenable règne dans un studio. Le commissaire explique que ce fut sa dernière affaire, il y a deux ans. C’est au pied des marches qui mènent à une sorte de grenier aménagé qu’il a trouvé le corps entièrement nu de cet Américain qui vivait en France depuis une vingtaine d’années. Il était propriétaire des lieux. Le cadavre, décomposé, avait le cou brisé, les entrailles à l’air, les pieds liés, un œil dévoré et une expression du visage partagée entre la grâce et l’horreur. L’appartement était fermé de l’intérieur. Il n’y avait plus rien dans le studio sauf un étrange collage de Renaud de Putter.
Et le commissaire remet à son interlocuteur le journal tenu par l’Américain où celui-ci raconte sa descente aux enfers…
Si on peut rapprocher le roman de Nicolas Chemla du célébrissime Horla de Guy de Maupassant, ce parcours vers la folie en est le seul point commun. En effet, Maupassant suggérait, esquissait en restant en retrait pour ses descriptions. Nicolas Chemla n’a pas cette retenue et appelle un chat, un chat. Ce texte aurait plus de points communs avec Là-bas, de Joris-Karl Huysmans, un maître du fantastique.
Il va ainsi raconter les derniers mois de la vie de cet homme qui a renoncé à toute ambition littéraire et fait des traductions, du copywriting pour des entreprises. Il est homosexuel et va s’immerger dans un univers à la limite du réel et de la morale, suivant des messes noires, participant à des orgies, allant de plus en plus loin dans un dérèglement qu’il vit comme une rémission. Et le romancier propose un récit, à la fois, fascinant et effrayant, une œuvre au noir, une sarabande de sexe, de ténèbres, de démons.
Mais, si des descriptions très crues peuvent heurter, l’écriture de Nicolas Chemla est superbe. Il offre des pages magnifiques sur les rapports entre le personnage principal et un chat. Il fait preuve d’un amour des mots, rédige des phrases sculptées, use d’un vocabulaire approprié, relevé, et opère des descriptions fines et imaginées.
Il s’autorise quantité de sentences pertinentes et frappées au coin du bon sens comme : “Le soldat inconnu était juste un pauvre gars que les riches ont envoyé se faire trucider à leur place.” ou “Giordano Bruno qui préfère mourir par le feu que renoncer à ce qu’il savait être vrai.” Le romancier cite nombre de références tant littéraires que picturales, fait preuve d’une belle culture et d’un réel souci de l’exactitude.
Avec L’Abîme, l’auteur signe un roman qui accroche l’attention, le cœur, par la relation torride de ce naufrage mental.
Une belle réussite littéraire.
serge perraud
Nicolas Chemla, L’Abîme, Le cherche midi, coll. “Littérature Française”, août 2023, 304 p. — 21,00 €.