Virginia Woolf, Londres

Des lieux habités

Nous sommes invi­tés par Vir­gi­nia Woolf (1882–1941) à « cou­rir les rues (…) à l’aventure », dans un Londres en pleine muta­tion au début du 20ème siècle. Il y a à la fois le dehors et le dedans, la vision de l’espace domes­tique et intime, de l’appartement, celle de l’espace de tra­vail, des bureaux et des chan­tiers de construc­tion, ainsi que la visite des édi­fices reli­gieux ou publics.
Ces déam­bu­la­tions donnent lieu à de véri­tables scènes ciné­ma­to­gra­phiques et forment de ruti­lants tableaux : « 
l’œil ramène les plus jolis tro­phées, il arrache de petits éclats d’émeraude et de corail comme si la terre entière était de pierre pré­cieuse. »

Le talent de l’auteure est servi par une ori­gi­na­lité de décou­vreuse, d’enquêteuse à l’œil affûté, d’orfèvre. La ville regorge d’individus com­muns ou étranges, per­son­nages d’une comé­die humaine et sociale propre à la cité bri­tan­nique. C’est à la fois le Fes­tin chez Tri­mal­cion dont se repaissent les nan­tis, les par­ve­nus et le spec­tacle hideux de la misère et de la mort, avec ces ter­ribles poches de pau­vreté à côté d’une opu­lence qui paraît indigne.
Les textes sont pré­le­vés d’essais, articles et jour­naux de V. Woolf. La ville entière se lit comme une biblio­thèque avec ses mil­lions de livres, bons ou mau­vais, conçus par des ano­nymes, écri­vains oubliés, ama­teurs ou savants… Les demoi­selles anglaises, fémi­nistes, péda­gogues ou rêveuses, y occupent une grande place. Le quar­tier de Bloom­sbury réap­pa­raît sous sa plume, hanté par sa pré­sence émou­vante de femme de lettres, tour à tour éva­nes­cente, oppres­sée, révol­tée et amu­sée. Et comme elle, l’on reçoit « 
en plein visage une for­mi­dable bouf­fée d’air du passé » d’où émerge « un petit monde réduit, logé au sein d’un monde plus vaste et plus lâche des bals et des dîners ».

Les extraits choi­sis dressent le por­trait d’une intel­li­gent­sia com­po­sée de peintres, de poètes, de phi­lo­sophes. Woolf a la nos­tal­gie de l’époque des salons quand l’aristocratie conviait les esprits brillants, les artistes : « Oui, si l’on se rap­pelle ce salon plein de monde, les jaunes et les roses clairs des bro­carts, les fau­teuils ita­liens, les tapis per­sans, les bro­de­ries, les pom­pons, le par­fum, les gre­nades, les bou­le­dogues, le pot-pourri […]».
Déro­geant à la haute idée que l’Angleterre cultive d’elle-même, Woolf sau­poudre de poi­son la doxa de cette soi-disant supé­rio­rité. En quit­tant les salons oua­tés et les conver­sa­tions élé­gantes et pro­fondes, la grande roman­cière nous fait des­cendre sur les quais de la Tamise : « 
Der­rière les mâts et les che­mi­nées, il y a une sinistre ville minia­ture de mai­sons ouvrières. À l’arrière-plan, les grues et les entre­pôts, les écha­fau­dages et les gazo­mètres, bordent le rivage de leur archi­tec­ture en sque­lette. »

Un peu à la manière d’Émile Zola, la dés­illu­sion, la lai­deur et l’exploitation des masses rem­placent l’idéal de beauté et d’harmonie ; le noir, la fumée, les rebuts ense­ve­lissent des endroits jadis ver­doyants, phé­no­mène que Woolf com­pare à une entre­prise de mise à mort. Et Vir­gi­nia Woolf, depuis un oriel en sur­plomb, décrit les bas-fonds puis le centre très dense, bouillon­nant, de Londres. Londres, à la fois grouillante de vie et de peuple et Londres, « jardin-cimetière ». Notons que la cou­leur est un sujet à part entière. Grâce à cette pro­me­nade, l’autrice redonne même la parole aux gisants, remo­dèle leur « visage las, le nez haut, les joues hâves. »
La marque anglaise de la mélan­co­lie teinte ses pro­pos d’une fraî­cheur de jeune fille, pour­vue d’une conscience his­to­rique aigüe. C’est éga­le­ment l’artiste qui parle, libre, se posant la ques­tion essen­tielle : à quoi servent ces cla­meurs, cette mas­ca­rade, ce brou­haha, car tout est éphémère ?

Et par-dessus tout, mêlé à un sens de l’observation hors du com­mun, la mer­veilleuse Vir­gi­nia Woolf consi­dère que l’éthique domine toutes les struc­tures maté­rielles et imma­nentes du monde.

yas­mina mahdi

Vir­gi­nia Woolf, Londres, trad. Chloé Tho­mas, préf., choix de textes, Mario For­tu­nato, éd. Rivages poche, Petite Biblio­thèque, avril 2023 — 9,20 €.

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