La littérature est parfois du gros rouge qui tache. De temps en temps, elle mime la fumée d’une tisane qui boucane le crépuscule des déambulateurs. On perçoit au loin un râle de dentier et de centre commercial qui se faufile entre la pierre tombale, le monument aux morts et la nostalgie dégopillante.
Souvent, elle n’a ni goût ni saveur : elle est purement rédactionnelle, c’est-à-dire qu’elle s’enfouit dans le néant d’être elle-même, par le biais d’une disette de moyens grammaticaux et lexicaux, dans le labour psychologique, social ou politique, drainé par un attelage d’une dizaine de percherons, censé imager la légèreté d’une aumône aux mains amputées.
Ce romanesque professoral a tout envahi hélas, laissant les écrivains véritables face à leur kil de rouge, leurs problèmes de foie et leurs doutes devant ces riens devenus l’apocope de la littérature.
Face à mon verre, devant une assiette de boudins aux pommes, je pense à la cueillette de bières chez Hrabal dans les estaminets de sous-sol, aux alcools forts de Stasiuk, aux vertus aphrodisiaques de la versification et à l’écœurement amical d’une consommation excessive de tabliers de sapeurs.
Depuis quand la maigreur du style devrait accompagner l’émaciation esthétique ? Pourquoi ne faut-il strictement rien dire pour être compris ? Ne rien manger pour contourner la scatologie ? Ne pas boire pour éviter le chiasme inhabituel ?
Rêver d’une littérature qui abattrait les injustices, n’est-ce pas concomitamment se vautrer dans le grotesque et être hors de tout : hors de saoulerie — manière atone de dire qu’on est hors de propos, hors sujet et à côté de la plaque, malheureusement sans être dans la lune ? J’étais justement avec un ami, écrivain de son état, en train de déguster un ragout italien de poulpes. Dalibor Frioux, auteur de Brut et Incident voyageurs, évoquait sa passion pour Tchouang-Tseu pour qui le jeûne de l’esprit correspondait à faire de son crâne l’antre du non-être.
Ignorant de la philosophie chinoise, j’alimentai la discussion en indiquant, mâchouillant et clignant de l’œil, que le non-écrire de la plupart des publications était vraisemblablement la méthode contemporaine de l’inversion de toutes les valeurs. Puis, nous commandâmes nos desserts, satisfaits de n’être pas d’accord sur tout, mais gourmets l’un et l’autre.
Rentré chez moi, j’en vins à me demander si la gourmandise et l’ivrognerie noble n’avaient pas plus d’importance qu’une étagère de plus dans la bibliothèque ? Pouvons-nous ivrogner, lire et écrire sachant que le mot « ivrognerie » n’a pas d’étymologie établie contrairement à l’éternité ?
Vivre et penser comme des porcs m’apparaissait comme une ligne programmatique où ni la cochonaille ni la méditation n’avaient d’équivalent temps plein dans le monde de la tempérance et de la moins-value artistique qui régissent celui des lettres.
Bref, en synthétisant à l’excès – et l’excès n’est-il pas la plus belle chose qui soit lorsqu’il est minoré de la furie ? –, il y a une littérature du surplus et de la profondeur non sociologisée et une édition de la frugalité de la forme et du sens herbivore – ce qu’on appelait jadis la rédaction.
Le ventre bien tendu, je m’endormis en pensant à Kiki Dimoula et Bernard B. Dadié qui sait « comment on prend une ville et comment on perd un cœur », de même que Tchicaya U Tam’Si subit des cauchemars « qui fendent le crâne avec la hache des fièvres… accuse la lumière de l’avoir trahi et la nuit de l’avoir perdu ».
Au matin, je repensai à la fameuse parabole de Tchouang-Tseu du boucher et du Prince que Dalibor avait dépeint, les yeux brillants. Dans la Chine lointaine, il existait un boucher légendaire qui maniait l’art de la découpe à la perfection. « Eh ! lui dit le prince When-Houei, comment ton art peut-il atteindre un tel degré ? ». Le boucher déposa son couteau et dit : « Au début de ma carrière, je ne voyais que le bœuf. Après trois ans d’exercice, je ne voyais plus le bœuf. Maintenant, c’est mon esprit qui opère plus que mes yeux. Un boucher ordinaire use un couteau par mois parce qu’il le brise sur les os. Le même couteau m’a servi depuis dix-neuf ans. Il a dépecé plusieurs milliers de bœufs et son tranchant paraît toujours comme s’il était aiguisé de neuf. À vrai dire, les jointures des os contiennent des interstices et le tranchant du couteau n’a pas d’épaisseur. Celui qui sait enfoncer le tranchant très mince dans ces interstices manie son couteau avec aisance parce qu’il opère à travers les endroits vides ».
Dès lors, le boucher ne plantait plus son couteau dans la chair du bœuf mais dans ses interstices. Eh bien, la littérature, c’est exactement l’inverse. On y use plein de coutelas et le sang gicle de partout. Dans ce sens, les écrivains sont plus proches de Jack l’éventreur que du taoïsme.
Sinon, il faudrait écrire des romans « politisés », des poésies scénarisées et des aphorismes contraignant Nietzsche à vendre des saucisses ou les pensées de Françoise Sagan sur le marché dominical. C’est la raison pour laquelle aucun écrivain n’a d’idée sur la marche du monde, il passe trop de temps à s’ôter la crasse qu’il y a sous les ongles.
Pour ces derniers, le Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre est encore trop vaste. Purifier un ongle est presque un chantier cyclopéen dont ils sortent rincés, tandis que les producteurs de rédactions « prennent pour des roses la douleur dont « ils » sont brisés » comme l’écrit Aragon.
En définitive, la langue rédactionnelle, que les masses célèbrent comme une réminiscence des bancs d’école et que les « auteurs » multiplient par lésine, est proprement inutile, surtout lorsque la bouche est pleine, à moins qu’elle ne serve à indiquer le chemin vers la cantine ou se diriger vers le énième libraire à la devanture industrielle et nobélisée : autant boire un verre de trop et s’effondrer dans le silence !
Bref, « il vaut mieux boire et s’arsouiller que regarder couler la Seine » avec Caussimon ou nager à côté d’un dauphin magnifique comme un guide sur la place Rouge.
Valey Molet