Il Particolare n°23 : Pierre-Yves Soucy

Gran­deur et déri­sion de la poé­sie : Pierre-Yves Soucy démi­neur de l’innommable

L’œuvre de Pierre-Yves Soucy est sin­gu­lière : elle se signale par divers types de cor­res­pon­dances et d’activités. Si l’auteur reste avant tout poète, il est aussi édi­teur, direc­teur de revue, ana­lyste des œuvres plas­tiques et lit­té­raires. Son œuvre à la palette large n’est en aucune manière éclec­tique. Chaque « pièce, chaque acti­vité de l’auteur affirme son auto­no­mie mais l’ensemble fait un tout. Hervé Cas­ta­net, dans le numéro qu’il consacre à Pierre-Yves Soucy, montre com­bien il s’adresse à notre pré­sent tout en étant porté par quelque chose qui lui échappe afin d’assurer à la poé­sie une péren­nité cer­taine. Elle est la res­pi­ra­tion de celui qui en assume la fra­gi­lité comme la déri­sion. Repre­nant le mot de Tibou­chi (qu’il a contri­bué à faire connaître), l’auteur affirme que cette déri­sion poé­tique reste « l’arme pour désa­mor­cer l’innommable ».
Une telle entre­prise mul­ti­forme parle à tous ceux qui entrent en contact avec elle, qui y entrent au pré­sent. Ces tra­vaux – quel qu’en soit le genre — évoquent  l’instant en nous inter­ro­geant sur ce qui vient sans pour autant nous pro­je­ter dans un futur impos­sible à tra­duire. Soucy pos­sède une par­faite connais­sance de l’art et de la lit­té­ra­ture, modernes et contem­po­rains. Mais pas seule­ment. Pour autant, l’œuvre ne se situe pas dans une « case » d’un cou­rant actuel. L’auteur ne prend pas des trains en marche. Il garde le sien dont les wagons sont ouverts sur des espaces cultu­rels larges. Poète ou édi­teur, il n’appartient pas au monde de la poé­sie et de l’édition car il refuse de s’y lais­ser enfermer.

Soucy est entre autres direc­teur  des édi­tions « La Lettre volée » et de la revue de poé­sie « L’Étrangère ». Laquelle fait une place belle à la poé­sie. Mais n’exclut pas les textes de phi­lo­so­phie, de socio­lo­gie, de réflexion cri­tique sur la créa­tion lit­té­raire, les arts ou la musique. Chaque numéro pro­pose une œuvre, un auteur ; en ce sens elle reste proche de l’esprit qui anime celle qui l’accueille aujourd’hui, la superbe revue d’Hervé Cas­ta­net : « Il Par­ti­co­lare ».
Par ses approches, Pierre-Yves Soucy tente d’appréhender le sens de la poé­tique de l’Imaginaire – quels qu’en soient les vec­teurs. Pour l’auteur, la poé­sie n’est pas une façon de dire autre­ment, mais un moyen pour dire autre chose et mon­trer ce qui ne se voit pas encore. Dès lors, comme il l’écrit dans ce numéro du « Par­ti­co­lare »:
« chaque séquence s’attache
à l’incidence des évé­ne­ments
et la lisière des ombres
sépare ».

L’auteur n’exprime pas quelque chose de prévu aupa­ra­vant, un pro­jet conçu à l’avance. A titre d’exemple, on peut sou­li­gner l’écart qui existe entre la genèse et la rédac­tion de Madame Bovary : Flau­bert avait pré­paré des fiches pour les per­son­nages, il avait défini les situa­tions : tout était prêt dans le moindre détail. Tou­te­fois, dès qu’il com­mence à rédi­ger Madame Bovary, le pro­jet ini­tial lui échappe : ” Je suis en train d’écrire un roman sur rien “, note-t-il à Louise Col­let. Il vient — sans s’en aper­ce­voir — de décou­vrir l’essence d’une poé­tique que Pierre-Yves Soucy sou­ligne : tout créa­teur, mal­gré ses pro­jets ini­tiaux, ne sai­sit le sens pro­fond de son œuvre que lorsqu’il est en train de la créer, de la pro­duire. ” Je peins pour décou­vrir ce que j’avais à dire ” écrit plus tard – un com­pa­triote de l’auteur – Michaux. L’Imaginaire est donc, en poé­sie comme ailleurs, le lieu de la mani­fes­ta­tion et de la réa­li­sa­tion des pos­sibles, du deve­nir. Pour Pierre-Yves Soucy l’Imaginaire n’existe qu’au pré­sent et anti­cipe le futur, il est la faculté du réel et la fabrique de réa­lité à venir.
L’auteur a de plus com­pris qu’en matière de créa­tion, la “matière” pri­mor­diale de l’Imaginaire est l’image. Encore faut-il demeu­rer clair à son sujet : il ne s’agit pas d’une figure rhé­to­rique ou méta­pho­rique. Elle demeure ce qui est contem­po­rain à l’énoncé. L’image vraie, expres­sion d’une réa­lité jamais vécue jusque-là, ne ren­voyant pré­ci­sé­ment à rien d’antérieur à elle, est créa­trice de lan­gage qui s’ajoute à la réa­lité et fabrique du sens.
Pierre-Yves Soucy a com­pris qu’on ne peut pas se bor­ner à sa simple ana­lyse et encore moins à lui attri­buer un sys­tème ortho­normé de clas­si­fi­ca­tion, car la plus simple n’est jamais une simple image. D’où la néces­sité d’aller au-delà de la poé­tique de l’image afin d’aboutir à une poé­tique consé­quente de l’Imaginaire. Le poète y avance
« sans bais­ser les yeux
au milieu du réel vulnérables ».

Et d’ajouter :
« nous sommes en che­min
rom­pus aux fer­ments de l’opacité
à tenir nulle part ailleurs
qu’aux limites
et cher­chons à tendre
le nerf de l’étau
pour le rompre… »

C’est pour­quoi l’auteur appré­hende les pou­voirs (de séduc­tion, de fas­ci­na­tion ou de répul­sion) et les modes de fonc­tion­ne­ment de l’imaginaire à tra­vers son écri­ture comme chez celle des auteurs qu’il défend.
En poé­sie, et par la force de l’imaginaire, le “moi peau” (Didier Anzieu) n’est pas le seul en jeu. L’inconscient lui-même devient une peau et pas for­cé­ment de cha­grin… En disant cela, on ne résout pas défi­ni­ti­ve­ment le pro­blème de l’essence du poïein grec et de son sta­tut onto­lo­gique. Qui peut se van­ter de déte­nir la vérité dans un domaine aussi insai­sis­sable et fuyant qu’est celui de la poé­sie ? Per­sonne, pas même les créa­teurs et les poètes. Pierre-Yves Soucy le sait mais se bat : il fait ce qu’il peut avec ce qu’il a et qui il est. Souvenons-nous avec lui qu’en plus belle fille du monde, l’Image ne peut don­ner que ce qu’elle a. Mais c’est sans doute pour­quoi la poé­sie aura tou­jours quelque chose à dire et à montrer.

jean-paul gavard-perret

Il Par­ti­co­lare, n° 23 « Pierre-Yves Soucy », Mar­seille, 2013, 20,00 €.

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