Grandeur et dérision de la poésie : Pierre-Yves Soucy démineur de l’innommable
L’œuvre de Pierre-Yves Soucy est singulière : elle se signale par divers types de correspondances et d’activités. Si l’auteur reste avant tout poète, il est aussi éditeur, directeur de revue, analyste des œuvres plastiques et littéraires. Son œuvre à la palette large n’est en aucune manière éclectique. Chaque « pièce, chaque activité de l’auteur affirme son autonomie mais l’ensemble fait un tout. Hervé Castanet, dans le numéro qu’il consacre à Pierre-Yves Soucy, montre combien il s’adresse à notre présent tout en étant porté par quelque chose qui lui échappe afin d’assurer à la poésie une pérennité certaine. Elle est la respiration de celui qui en assume la fragilité comme la dérision. Reprenant le mot de Tibouchi (qu’il a contribué à faire connaître), l’auteur affirme que cette dérision poétique reste « l’arme pour désamorcer l’innommable ».
Une telle entreprise multiforme parle à tous ceux qui entrent en contact avec elle, qui y entrent au présent. Ces travaux – quel qu’en soit le genre — évoquent l’instant en nous interrogeant sur ce qui vient sans pour autant nous projeter dans un futur impossible à traduire. Soucy possède une parfaite connaissance de l’art et de la littérature, modernes et contemporains. Mais pas seulement. Pour autant, l’œuvre ne se situe pas dans une « case » d’un courant actuel. L’auteur ne prend pas des trains en marche. Il garde le sien dont les wagons sont ouverts sur des espaces culturels larges. Poète ou éditeur, il n’appartient pas au monde de la poésie et de l’édition car il refuse de s’y laisser enfermer.
Soucy est entre autres directeur des éditions « La Lettre volée » et de la revue de poésie « L’Étrangère ». Laquelle fait une place belle à la poésie. Mais n’exclut pas les textes de philosophie, de sociologie, de réflexion critique sur la création littéraire, les arts ou la musique. Chaque numéro propose une œuvre, un auteur ; en ce sens elle reste proche de l’esprit qui anime celle qui l’accueille aujourd’hui, la superbe revue d’Hervé Castanet : « Il Particolare ».
Par ses approches, Pierre-Yves Soucy tente d’appréhender le sens de la poétique de l’Imaginaire – quels qu’en soient les vecteurs. Pour l’auteur, la poésie n’est pas une façon de dire autrement, mais un moyen pour dire autre chose et montrer ce qui ne se voit pas encore. Dès lors, comme il l’écrit dans ce numéro du « Particolare »:
« chaque séquence s’attache
à l’incidence des événements
et la lisière des ombres
sépare ».
L’auteur n’exprime pas quelque chose de prévu auparavant, un projet conçu à l’avance. A titre d’exemple, on peut souligner l’écart qui existe entre la genèse et la rédaction de Madame Bovary : Flaubert avait préparé des fiches pour les personnages, il avait défini les situations : tout était prêt dans le moindre détail. Toutefois, dès qu’il commence à rédiger Madame Bovary, le projet initial lui échappe : ” Je suis en train d’écrire un roman sur rien “, note-t-il à Louise Collet. Il vient — sans s’en apercevoir — de découvrir l’essence d’une poétique que Pierre-Yves Soucy souligne : tout créateur, malgré ses projets initiaux, ne saisit le sens profond de son œuvre que lorsqu’il est en train de la créer, de la produire. ” Je peins pour découvrir ce que j’avais à dire ” écrit plus tard – un compatriote de l’auteur – Michaux. L’Imaginaire est donc, en poésie comme ailleurs, le lieu de la manifestation et de la réalisation des possibles, du devenir. Pour Pierre-Yves Soucy l’Imaginaire n’existe qu’au présent et anticipe le futur, il est la faculté du réel et la fabrique de réalité à venir.
L’auteur a de plus compris qu’en matière de création, la “matière” primordiale de l’Imaginaire est l’image. Encore faut-il demeurer clair à son sujet : il ne s’agit pas d’une figure rhétorique ou métaphorique. Elle demeure ce qui est contemporain à l’énoncé. L’image vraie, expression d’une réalité jamais vécue jusque-là, ne renvoyant précisément à rien d’antérieur à elle, est créatrice de langage qui s’ajoute à la réalité et fabrique du sens.
Pierre-Yves Soucy a compris qu’on ne peut pas se borner à sa simple analyse et encore moins à lui attribuer un système orthonormé de classification, car la plus simple n’est jamais une simple image. D’où la nécessité d’aller au-delà de la poétique de l’image afin d’aboutir à une poétique conséquente de l’Imaginaire. Le poète y avance
« sans baisser les yeux
au milieu du réel vulnérables ».
Et d’ajouter :
« nous sommes en chemin
rompus aux ferments de l’opacité
à tenir nulle part ailleurs
qu’aux limites
et cherchons à tendre
le nerf de l’étau
pour le rompre… »
C’est pourquoi l’auteur appréhende les pouvoirs (de séduction, de fascination ou de répulsion) et les modes de fonctionnement de l’imaginaire à travers son écriture comme chez celle des auteurs qu’il défend.
En poésie, et par la force de l’imaginaire, le “moi peau” (Didier Anzieu) n’est pas le seul en jeu. L’inconscient lui-même devient une peau et pas forcément de chagrin… En disant cela, on ne résout pas définitivement le problème de l’essence du poïein grec et de son statut ontologique. Qui peut se vanter de détenir la vérité dans un domaine aussi insaisissable et fuyant qu’est celui de la poésie ? Personne, pas même les créateurs et les poètes. Pierre-Yves Soucy le sait mais se bat : il fait ce qu’il peut avec ce qu’il a et qui il est. Souvenons-nous avec lui qu’en plus belle fille du monde, l’Image ne peut donner que ce qu’elle a. Mais c’est sans doute pourquoi la poésie aura toujours quelque chose à dire et à montrer.
jean-paul gavard-perret
Il Particolare, n° 23 « Pierre-Yves Soucy », Marseille, 2013, 20,00 €.