Avec L’Élixir de Dieu, Gihef invite à rejoindre de singulières religieuses !

Jihef com­mence sa car­rière comme des­si­na­teur, puis il passe au scé­na­rio en 2009 avec Mis­ter Hol­ly­wood (Dupuis). Il explore de nom­breux genres comme le thril­ler, l’uchonie, l’espionnage ou la fan­tasy en pri­vi­lé­giant une approche ciné­ma­to­gra­phique, pui­sant une ins­pi­ra­tion dans des films de ses réa­li­sa­teurs pré­fé­rés.
Il fait une entrée remar­quée chez Bam­boo avec Mon­sieur Vadim (Grand Angle — 2021), un dip­tyque éton­nant par son per­son­nage aty­pique. Un ancien légion­naire arthri­tique, en mai­son de retraite, est obligé de reprendre du ser­vice pour lut­ter contre un cer­tain ban­di­tisme sur la côte d’Azur.
Gihef revient avec L’Élixir de Dieu un nou­veau dip­tyque qu’il place dans le Mas­sa­chu­setts au plus fort de la Pro­hi­bi­tion. Il jette son dévolu sur un couvent où les reli­gieuses vont être contraintes, pour diverses rai­sons, de par­ti­ci­per acti­ve­ment à la fabri­ca­tion de cet alcool inter­dit, d’ entrer de plein pied dans la délin­quance.
Une ren­contre s’imposait pour appro­fon­dir cet uni­vers mêlant thril­ler et comédie.

Lelit­te­raire — Vous avez une pré­di­lec­tion pour des per­son­nages prin­ci­paux peu com­muns. Après Mon­sieur Vadim, un vieil homme, vous met­tez en avant des reli­gieuses. Pour­quoi ce choix ? Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire un Poli­cier avec de tels pro­ta­go­nistes ?
Gihef — Je pense que tout scé­na­riste désire écrire une his­toire avec des per­son­nages aty­piques. Le héros pur et dur n’a que peu d’intérêt dans notre démarche.
Pour ma part, j’ai tou­jours eu une grande atti­rance pour les per­son­nages mar­gi­naux, ceux qui évo­luent en nuance de gris plu­tôt qu’en noir ou en blanc.

Vous décri­vez une com­mu­nauté reli­gieuse qui semble bien déver­gon­dée. Ses membres parient sur les matchs de base-ball, elles se battent à coups de nour­ri­ture, elles se jalousent. Est-ce votre vision des cou­vents dans l’Amérique de 1929 ?
Pas vrai­ment. Mais mon inten­tion de départ n’a jamais été d’écrire un récit réa­liste, proche du docu­men­taire. On est dans de la pure fic­tion, et le ton choisi — comme pour Mon­sieur Vadim — est le second degré.

Vos reli­gieuses ont, pour la plu­part, un passé assez mou­ve­menté. Est-ce un choix ins­piré d’une réa­lité ?
Dif­fi­cile à dire. Mais j’imagine que la moti­va­tion de cha­cun ou cha­cune pour entrer dans les Ordres résulte d’un his­to­rique per­son­nel. Qu’il soit dû à une édu­ca­tion ou à un évé­ne­ment par­ti­cu­lier. Un peu comme les légion­naires (pour rap­pe­ler une nou­velle fois Mon­sieur Vadim).

Com­ment avez-vous choisi Holly, votre héroïne ? S’est-elle impo­sée ou l’avez-vous ima­gi­née à par­tir d’expériences et ren­contres diverses ?
Disons que le pitch néces­si­tait une allu­mette qui allait mettre le feu à la mèche. Sa pré­sence, et sur­tout son his­to­rique avec les anta­go­nistes, contraint les sœurs du couvent à accep­ter l’aventure. C’est une méca­nique assez clas­sique en narration.

Com­ment avez-vous construit votre gale­rie de per­son­nages, une gale­rie assez étof­fée qui, outre les reli­gieuses, met en scène des tra­fi­quants et d’autres qui seront à décou­vrir dans le pro­chain tome ?
En me plon­geant dans le contexte néces­saire au récit. En géné­ral, les per­son­nages répondent à un besoin du scénario.

Deux héroïnes émergent. Sœur Holly au passé tumul­tueux, et sœur Bethany. L’une semble d’origine irlan­daise et l’autre est Afro-Américaine. Com­ment sont-elles venues s’installer au haut de votre gale­rie ?
Les ori­gines d’Holly se sont impo­sées en rai­son du contexte et de son passé. Elle a vécu à Bos­ton (une ville majo­ri­tai­re­ment peu­plée d’Irlandais) et a fré­quenté la pègre. Son pro­fil est qua­si­ment mathé­ma­tique.
Quant à Bethany, c’est plus le fruit d’un hasard. Elle a été ima­gi­née comme “side­kick” de l’héroïne. Mais je vou­lais qu’elle soit plus qu’un faire-valoir rigolo.
Ses ori­gines, son passé et son carac­tère ont évo­lué au fil de la réflexion. Je suis assez satis­fait du résul­tat. C’est mon per­son­nage favori de l’histoire, et je me suis beau­coup amusé à la mettre en scène.

Ces reli­gieuses sont confron­tées à un gros pro­blème lié à l’implantation de leur couvent. Est-ce pos­sible que les ter­rains n’appartiennent pas aux congré­ga­tions ?
Alors, si aujourd’hui ce ne serait plus le cas, il faut savoir qu’autrefois, aux États-Unis, les ter­rains d’établissements reli­gieux n’appartenaient pas néces­sai­re­ment au Vati­can. Donc oui, c’est tout à fait plau­sible en 1929, sachant que l’Amérique était encore une nation rela­ti­ve­ment jeune à cette époque.

Vous inté­grez le Ku Klux Klan, cette orga­ni­sa­tion ter­ro­riste. Quels étaient ses objec­tifs prin­ci­paux ?
Je pense que cha­cun connaît les objec­tifs du KKK. Mais, dans notre his­toire, c’est la guerre qu’ils menaient éga­le­ment contre l’alcool pro­hibé qui jus­ti­fie ses actes, si j’ose dire. Enfin, il fau­drait lire le livre, car ce n’est que le des­sus de l’iceberg.

N’étaient-ils pas implan­tés prio­ri­tai­re­ment dans les États du Sud ?
Pas néces­sai­re­ment, non. Plu­sieurs articles en font men­tion d’ailleurs : au milieu des années 1920, le foyer du Klan se situait en Nou­velle Angle­terre, soit la région où se trouve l’état du Mas­sa­chu­setts dans lequel se déroule l’intrigue.

Vous décri­vez fine­ment les opé­ra­tions de dis­til­la­tion. Avez-vous une expé­rience de bouilleur de cru ?
Non. Mais je me suis énor­mé­ment docu­menté pour trans­po­ser le pro­ces­sus au plus près de la réa­lité. J’ai for­cé­ment un peu tri­ché ça et là, mais glo­ba­le­ment, et si on tient compte des stan­dards de l’époque, ça tient la route.

Votre récit se déroule pen­dant une période qui a été appe­lée la Pro­hi­bi­tion. Elle a donné lieu à de très nom­breux tra­fics. Qui a eu l’idée de sup­pri­mer, de façon si auto­ri­taire l’alcool et pour­quoi ?
L’alcool consti­tuait un véri­table fléau au début du siècle der­nier aux États-Unis. C’est le pré­sident Woo­drow Wil­son qui ini­tie le mou­ve­ment en fai­sant voter une loi (le Vol­stead Act) inter­di­sant la fabri­ca­tion, la vente et la consom­ma­tion d’alcool en 1919. Tou­te­fois, cela a ouvert les portes à un mar­ché clan­des­tin sou­vent géré par la pègre, avec tous les débor­de­ments que l’on ima­gine ou connaît. Il y a eu suf­fi­sam­ment de films et de séries sur le sujet pour qu’on en ait tous entendu parler.

Les ins­tal­la­tions dans le couvent ser­vaient à dis­til­ler du rhum il y a long­temps. Les pre­miers résul­tats étant déce­vant, Holly pro­pose de fabri­quer du Poteen, un des plus anciens alcools au monde. De quoi s’agit-il ?
Le poteen est l’alcool fre­laté par excel­lence. C’est aussi le plus simple à fabri­quer car il ne néces­site pas de maté­riel très sophis­ti­qué. C’est pour­quoi les moon­shi­ners irlan­dais le fabri­quaient sou­vent dans des endroits retran­chés.
Le poteen authen­tique est tou­jours rigou­reu­se­ment inter­dit en Irlande. Mais il existe désor­mais des ver­sions plus soft commercialisées.

Si des reli­gieuses sont déver­gon­dées, vous faites du Père Mat­thew, le prêtre atta­ché au couvent, un per­son­nage peu recom­man­dable. Vous êtes-vous ins­piré des révé­la­tions en cas­cades sur les tur­pi­tudes des prêtres ?
Oulah, pas du tout. Disons que, s’il est fort pro­bable que cer­tains hommes d’église ont des com­por­te­ments déviants, ce n’est tou­te­fois pas le débat dans L’Élixir de Dieu. Mais notre per­son­nage joue un rôle assez contro­versé mal­gré tout, c’est vrai.

Vous n’épargnez pas grand-chose à vos reli­gieuses. Vous les confron­tez à toutes sortes de dif­fi­cul­tés, de menaces, voire de dan­gers. Pour­quoi vous acharnez-vous ainsi sur elles ?
Aucune idée. Mais j’irai pro­ba­ble­ment en Enfer pour ça.

Si vous maniez le sus­pense avec art, vous avez un sens de l’humour fort agréable que vous dis­til­lez (sic !) tout au long de votre his­toire. Les deux vous semblent conci­liables ?
C’est un mélange de genres dans lequel je suis assez à l’aise et qui cor­res­pond à ma per­son­na­lité. J’aime désa­mor­cer les situa­tions les plus graves en uti­li­sant l’humour. Et puis, sans humour, la vie serait bien ennuyante et morose.

Com­ment avez-vous vécu la col­la­bo­ra­tion avec Chris­telle Gal­land qui assure le gra­phisme car j’imagine que vous avez dû échan­ger pen­dant la réa­li­sa­tion de l’album ?
Comme avec la plu­part de mes co-auteurs : extrê­me­ment bien. J’ai cet avan­tage sur cer­tains scé­na­ristes d’avoir moi-même été des­si­na­teur. Et je sais donc à quel point c’est un tra­vail tita­nesque et dif­fi­cile. C’est aussi la rai­son pour laquelle je tâche d’alléger au maxi­mum leur tra­vail. En leur four­nis­sant toute la docu­men­ta­tion néces­saire, par exemple.

Ques­tion incon­tour­nable : quels sont vos pro­chains pro­jets de sce­na­rii et pouvez-vous en par­ler ?
Je peux par­ler de ceux qui sont en cours ou se feront avec cer­ti­tude.
Je vais enta­mer l’écriture du tome 3 d’Alamän­der pour Kamiti, avec mon com­parse Marco Domi­nici (qui est désor­mais offi­ciel­le­ment le des­si­na­teur avec lequel j’aurai fait le plus d’albums) ; le tome 2 de Rob Roy, encore pour Kamiti, avec Karl Tol­let au des­sin.
Ensuite, j’ai deux bio­pics en chan­tier. Tout ce que je peux en dire pour le moment, c’est que le pre­mier ren­dra jus­tice à une artiste amé­ri­caine de l’ombre, qui a œuvré essen­tiel­le­ment dans le cinéma d’horreur des années 50. Et le second rela­tera un fait divers qui a secoué l’Amérique au début des années 60 et qui a impli­qué un très célèbre chan­teur.
Et enfin, plu­sieurs autres pro­jets qui sont en chan­tier et, je l’espère, pro­chai­ne­ment signés.

Pro­pos recueillis par Serge Per­raud, pour lelitteraire.com le 30 jan­vier 2023.

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