Grégory Rateau, Imprécations nocturnes

Étran­geté

 J’ai lu ce petit recueil en volume des poèmes de Gré­gory Rateau, en deux moments dis­tincts. Le pre­mier où j’ai été inquiété — tison béné­fique de la poé­sie -, par une pro­so­die énig­ma­tique.
Puis un second moment où en tant que lec­teur je me devais de com­prendre la vision de ce monde mys­té­rieux que j’avais sous les yeux (et dans la pen­sée bien sûr).

J’ai résumé cela au unheim­lich de Sig­mund Freud, ce qui m’a per­mis de navi­guer entre des mots fami­liers et des ambiances secrètes — sorte de « confes­sions d’un masque », si je peux reprendre ce titre à Mishima.
Telle a été ma lec­ture où je balan­çais de l’intrigue, de la vie du poète, à une incer­ti­tude des lieux, des per­sonnes, des sentiments.

alors que je me terre à Palerme

dans cette chambre minuscule

pas­tiche d’un chez-moi

où j’occupe la même place côté droit

le bureau sous la fenêtre

en contre-plongée de la vie

les cris du marché

l’envie de repous­ser les murs

mais je n’en fais rien

je m’acharne à don­ner du sens

le verbe ratatiné

qui donc racon­tera mon histoire ?


De plus, la confron­ta­tion dans le poème de deux forces, l’inconnu et le fami­lier, a opéré pour moi, comme une ins­tance d’énonciation double : la voix du poète et ma per­sonne de liseur, n’hésitant pas à être sub­mergé, englouti, abîmé par le poème et ce que j’étais capable de res­ti­tuer après ma lec­ture.
J’essayais de trou­ver ce qui se cache der­rière cette poé­sie. Le poète ou la poé­sie ? Les deux, et c’est heu­reux, car ni l’un ni l’autre ne prend le pas sur l’écriture, et le poète équi­libre son texte selon sa propre mesure, son style — et l’on sait que le style c’est l’homme. Ainsi cet uni­vers s’invente à chaque strophe.

Elle flotte au-dessus des Thermes

au milieu de tous ces corps en orbite

la der­nière calèche por­teuse de sens

et la sil­houette frêle à son bord

se pré­pare à son ultime pitance


En vérité, cette langue — qui sup­porte le « style » — est assez nue, elle s’évertue à fouiller dans une terre, dans un domaine lin­guis­tique assez pauvre, c’est-à-dire au pro­fit d’éléments essen­tia­li­sés, inven­tant une sin­gu­la­rité. Mais j’ai crainte de ne pas avoir été assez concret car à mon sens, ce livre témoigne sur­tout d’une quête sym­bo­lique qu’il est dif­fi­cile de ne pas rendre abs­traite.
Quête du poème, quête du poète, quête de l’écriture, quête de l’énigme. De ce fait et par cette démarche spi­ri­tuelle, cet ensemble qui m’a tour à tour rendu à moi-même tout en m’engageant sur de nou­velles routes de l’esprit, me semble ori­gi­nal, per­son­nel, inhabituel.

Aussi, ce sen­ti­ment par­tagé entre l’étrange, la dis­tance vou­lue pour que le fami­lier se rende visible et des maté­riaux concrets, consti­tue pour moi une sorte de voile de réa­lité où j’ai vaincu ma dif­fi­culté ini­tiale, en me conten­tant d’un silence au-dedans.
Là, la mort, la soli­tude, l’œuvre lit­té­raire. La poé­sie est là comme zone d’intersection, allant avec effi­ca­cité du lec­teur vers lui-même, mais lec­teur comme aug­menté par une pro­fon­deur, par l’intensité des arcanes.

puis un jour sans silence

un cou­loir éteint mal­gré le retour du soleil

il ne reste plus que moi

le der­nier homme de l’appartement 776

 

didier ayres

Gré­gory Rateau, Impré­ca­tions noc­turnes, éd. Conspi­ra­tion, 2022 — 9,00 €.

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