Ce qui ressort de ma lecture de L’Arbre de Jonas, c’est l’impression d’attente, celle, concrète, d’un personnage qui semble revenir au sein de son foyer, attente également d’une paix intérieure.
Cela pourrait ressembler à l’attente du Désert des Tartares pour son inquiétude du temps qui passe ou qui a passé, ou encore du Silence de la mer où le héros est à la fois accepté et rejeté : la durée étouffée, le temps qui se replie malgré lui sur le présent (le passé abritant peut-être un secret).
Cette ambiance de la pièce confine parfois au conte (Petit Poucet, Chaperon Rouge), ou à la mythologie (Rémus et Romulus, Abel et Caïn, Castor et Pollux, Etéocle et Polynice). Et puisque j’évoque les mythes antiques, j’ajouterais la tradition homérique, L’Odyssée, et surtout le retour d’Ulysse à Ithaque où personne ne le reconnaît, hormis son chien.
Voici mes toutes premières impressions. Poursuivant la lecture de la pièce, j’ai aussi beaucoup vu des personnages angoissés, incertains d’eux-mêmes, et pour reprendre Lévinas, des personnages mal dans leur peau, oppressés, respirant symboliquement avec difficulté, encombrés de leur personne — et tout cela pour des créatures de papier !
MONA. Cela fait des jours et des jours que Daniel reste collé à cette fenêtre. Depuis les premières chutes de neige, il est comme un chat hérissé lorsque je m’approche de lui. Sa bouche fermée, un autre lui a close et lui a imposé le silence, pour mieux parler au-dedans, d’une voix que nous n’entendons pas, murmure, et parfois du plus profond cela vient par éclats, ô cris du muet et chantonnements pour rien.
Nous sommes dans un théâtre du seuil, de la limite entre la vie et la mort, l’angoisse et la rédemption, d’êtres communicants et malgré tout clos dans une paix interpersonnelle impossible, un théâtre de calme et de tempête, de voix sourdes et d’éclats de langage, tels qu’on imaginerait des personnes biologiques (d’ailleurs, tous ces personnages ne sont-ils pas chacun un bout d’E. Durif ?)
Ces êtres promis à un destin sur la scène, ici dans le seul regard d’un lecteur, me font hésiter à les définir comme vivants ou comme êtres de papier — là la magie de la lecture du théâtre.
MARTHE. Quel orgueil ? tu te penses peut-être l’égal de Dieu quand tu veux, toi, ici-bas, faire justice. Cesse de parler comme pour dissoudre ce néant qui peu à peu te recouvre, abandonne-toi au plus simple, à ce peu de choses auxquelles tenir et s’agripper. Sois le plus pauvre qui sait qu’il ne fait que passer, effleurant êtres et choses du regard, n’ayant sur eux aucune prise, et pourtant les aimant parfois d’un amour sans limites.
Le sang abstrait, fût-il une pure création métaphysique, de ces êtres sans chair du livre, manifeste une appétence compliquée à l’existence les bâtissant, les condamnant aussi à la torpeur. Ils ont constitué pour moi une espèce de désert de glace ou de neige, de la matière volcanique refroidie par exemple. En ce sens, cela ressemble à ce cri que pousse Paolo, le père touché par une forme de grâce par le Visiteur, du Théorème de Pasolini.
Ainsi, quelque chose étouffe sous la peau imprimée des protagonistes du récit, cri inarticulé en une profondeur tragique, personnages écrits sur un ton plus épique que lyrique, conduisant à la gravité, à des mythologies presque intimes — mouvement ou immobilité poétique du langage théâtral. Une dernière citation permet d’apercevoir un poète à l’œuvre dans ce théâtre double, à la fois récit mythique et écriture elliptique :
Je compose des épitaphes, mes rêves les voilà ; avec des herbes arrachées au talus et des paroles qui s’envolent, je couvre ton corps et je fais s’écouler le blé, grain après grain, sur ton visage glacé maintenant. Tu savais si bien arrêter ton souffle et rester parfaitement sans bouger. Quel tombeau serait à ta mesure, Jonas, la terre n’est pas pour toi, elle est gelée et ne s’ouvre plus.
didier ayres
Eugène Durif, L’Arbre de Jonas, éd. Actes Sud-Papiers, 2010 — 15,00€.