Peut-être davantage que pour le spectateur qui reste pris par la visibilité essentielle au spectacle, l’intérêt du lecteur de théâtre réside dans l’énigme qui lui fait face, énigme que relate le texte (la mise en scène indique aussi un chemin, que le lecteur est libre d’imaginer). Par exemple, l’on peut voir ici, dans les pièces d’Eugène Durif — comme Sandrine Le Pors l’indique dans certains de ses travaux -, le reliquat de l’enfance qui se solde pour l’auteur par l’écriture, l’enfance à la fois poison et remède.
On peut aussi chercher le fameux poisson soluble de Breton, poisson qui laisse deviner comment ce que l’on cherche se cristallise dans ce que l’on cherche, voir en action les fils narratifs, les signes dramaturgiques, le fameux « dessin dans le tapis » capable de se distinguer nettement à la lecture de cet important corpus de plus de 400 pages de théâtre.
On peut considérer le locuteur, l’énonciateur, le personnage comme supports d’une langue, d’une poétique, d’une expression raffinée et personnelle, justement de l’arrière-langue du théâtre.
Et même si le style durifien poursuit sa propre cadence, il lui est nécessaire de distribuer le récit de la pièce entre les personnages. On s’en rend très bien compte dans ce tome II que publie La rumeur libre, car l’on voit un parcours d’écriture sur de longues années de création, qui toutes se situent sous l’abri d’une langue d’écrivain, d’une arrière-écriture double symbolique du langage théâtral. De texte en texte se figent des états de vie, des moments d’existence, des clowns, des narrateurs, des femmes, des hommes, des chansons, des bonimenteurs…
L’on voit aussi la veine mythique, Œdipe, la veine de l’enfance (qu’évoque en partie S. Le Pors), la vie de la chair, la veine de la folie ou de l’inadaptation sociale, la violence (celle que décrit Jean Genet en ces termes : J’appelle violence une audace au repos amoureuse des périls), ou simplement l’individu face à la mort, textes pris dans les replis du sommeil de l’arrière-langue.
Sans doute une métaphore arriverait-elle à donner à entendre mon sentiment profond à la lecture de ces textes ? J’ai traversé cette littérature comme on traverserait une jungle, une jungle amazonienne, une jungle poétique et langagière. J’y ai trouvé une forêt de signes qui sont autant de miettes du Petit Poucet de ces histoires d’enfance, et tantôt un récit dans des jardins qui croissent sauvagement à l’intérieur de cours d’hôpital.
J’y ai trouvé également la folie comme un grand soleil rouge de l’équateur, une sorte d’étouffement propre aux grands espaces denses plus végétaux que lithiques. C’est le corps-texte de la forêt qui vient s’achever dans le texte-corps du livre. Quoi qu’il en soit, je me suis dirigé dans cette serre théâtrale grâce à une saturation de la prosodie, moments en acmé continuels, sorte de lecture sublime qui se tient comme un contre-ut permanent.
- Quelqu’un notait tout, voulait se saisir du réel, le saisir dans sa moindre inflexion. La pensée du réel dans tous ses éclats, ses déchirures, ses fragments de phrases posées là pour rien dans un mouvement qui n’aurait pas de cesse ni de sens.
Ou
SIAMOISE 1
La parole de chacun prise, dispersée dans celles d’autres qui eux non plus n’ont pas de paroles propres, de parole autre que ce murmure soliloqué, et ces cris brusques, éclats jetés au vide, à l’adresse du ciel, des hommes, tous les hommes, ou de je ne sais qui.
Peut-être est-ce notablement que le travail poétique se feuillette dans un poème qui ne s’épuise pas, qui reste pluriel et fourni, comme on se penche sur une pluralité de formes (dialogues, chansons, situations écrites des didascalies, mélange de réalisme et de folie…), mais dont le style est semblable (je pense que le style c’est l’homme, ce qui permet de regarder où est l’homme dans le style). Oui, un souffle, une respiration presque incontrôlée.
Et peut-être la théâtralité surgit-elle de ce mouvement d’effondrement de la pensée, arrêté et saisi par la parole, un peu de la chaleur du souffle pour redonner vie et voix à ce qui s’est tu définitivement…
Physique tremblante de l’écriture théâtrale, unités décalées, monde friable, poreux, une langue trouée et accueillante, qui accueille justement parce qu’elle et poreuse, les voix sont là dans cet entre-monde de la langue, privilégient le dit, sans système, juste avec le langage compris dans sa défaillance, avec son altérité individuelle, physique tremblante qui occupe le personnage lui aussi incomplet, en crise, sujet de sa puissance personnelle laquelle tient par un fil ténu au caractère psychologique du personnage (sans psychologie de bazar), parfois juste par son nom de scène, mots ou noms toujours inventés, jamais ordinaires.
[…] on rêve à un théâtre où il n’y aurait plus de jolis récits qui expriment, d’histoires qui vont de soi avec entrées et sorties, mais la tension de la pensée et de la parole, de corps qui restent immobiles et avancent dans la lumière pour parler vraiment.
Unité des couleurs stylistiques qui pourraient faire songer à la peinture de Gustave Moreau tant la densité et le feuilleté des personnages sont délicats. Ces espèces de marionnettes, dont l’articulation linguistique forme le caractère à gros traits de personnages de papier, font surgir depuis le fond d’angoisse du créateur, notre angoisse moderne qui se vit comme éclats, fragments, angles, directions éparses, sorte d’angoisse qui se dédouble dans l’activité esthétique.
Pour conclure, je dirais que cet ensemble de pièces m’a fait penser auxHarmonies Werckmeister, le film de Béla Tarr, surtout au premier plan-séquence où un comédien lunaire organise avec ceux qui l’entourent une sorte de planétarium vivant où chaque individu représente à lui seul une des planètes de notre système solaire en tournoyant, comme dansant autour des faisceaux lunaires du principal protagoniste, en ellipses poétiques.
Donc une appropriation du cosmos et des figures de la mort capable de nous porter vers ce cosmos, la mort-renaissance. Ainsi, le théâtre rejoint la philosophie.
didier ayres
Eugène Durif, Au bord du théâtre, tome II, éd. La rumeur libre, 2016 — 22,00 €.