Martin Suter, Le Temps, le Temps

Martin Suter : Godot ver­sion ban­lieue chic

Il y a deux manières de lire le der­nier roman de Mar­tin Suter. Soit le consi­dé­rer comme une fic­tion poli­cière et s’intéresser à l’intrigue. Soit l’ignorer tota­le­ment au pro­fit de l’atmosphère. Ou si l’on pré­fère : soit le prendre pour un diver­tis­se­ment de plage, soit pour un livre de rêve­rie. Avouons-le : choi­sir la seconde option et se lais­ser séduire, non sans un cer­tain ennui, par cette déam­bu­la­tion lente dans la ban­lieue chic de Zurich semble plus per­ti­nent afin d’apprécier vrai­ment ce livre.
Albert Knupp, un des deux héros veufs du roman en savait-il plus qu’il le fait croire ? La ques­tion n’a d’intérêt que par le doute qu’elle crée et peu importe l’issue. Octo­gé­naire aussi mys­té­rieux qu’extravagant, sans cesse occupé à mesu­rer les plantes du jar­din et décou­vrir son pro­jet déli­rant, il pos­sède quelque chose de becket­tien. Il entraîne donc son voi­sin Peter Taler pour lequel « de toutes les bois­sons qu’il connais­sait, la bière frap­pée était sa pré­fé­rée » dans sa recherche d’un Godot d’un nou­veau style. Bref, ils deviennent des Hamm et Clov modèle helvétique…

Ensemble, ils tentent d’explorer la signi­fi­ca­tion d’un cer­tain nombre de lieux clés tous aussi ternes les uns que les autres pour faire sur­gir quelque chose qui n’existait pas aupa­ra­vant. Leur enquête, plus que recher­cher des indices, revient peu à peu à décou­vrir ce qu’ils ont à dire… L’imaginaire de Suter fait mer­veille autant dans la len­teur néces­saire que dans l’humour. C’est là où se pro­duisent les échanges entre les pres­sions venant de l’extérieur et les pul­sions pro­fondes des per­son­nages à des­sein « ennuyeux ». L’imaginaire se situe au croi­se­ment des réso­lu­tions des pos­sibles à tra­vers les­quelles sur­git l’acte tex­tuel. Il se trans­forme en refuge loin de la réa­lité.
C’est pour­quoi et peu à peu l’enquête n’a plus besoin comme pré-texte du réel. Pour les deux héros, “pen­ser” signi­fie mettre ce verbe au passé, réflé­chir signi­fie pro­vo­quer un arrêt, une rup­ture. Mais l’imaginaire des héros, en revanche, n’existe qu’au pré­sent et anti­cipe le futur. Il est la faculté du réel et la fabrique d’un réel poten­tiel non com­plé­men­taire mais sup­plé­men­taire. Et c’est bien là tout le plai­sir du texte. Les deux héros perdent pour tou­jours contact avec ce que l’on nomme vul­gai­re­ment la réa­lité. On devrait dire plu­tôt que leur réa­lité est autre. Que deman­der de plus à un livre moins d’été que de quatre saisons ?

jean-paul gavard-perret

Mar­tin Suter, Le Temps, le Temps, Edi­tions Chris­tian Bour­gois, tra­duit de l’allemand par Oli­vier Man­noni, 2013, 317 p. — 17,10 €.

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