Christophe Esnault, Vivre, 1 — 40

Quatre fois dix évocations

Une trou­blante cita­tion d’Antonin Artaud, tirée de L’ombilic des limbes, ouvre le livre de Chris­tophe Esnault. En qua­rante courts cha­pitres, l’auteur, né en 1972, décline ses impres­sions sous la forme d’une prose conden­sée, dans un style sur­réel dans lequel l’oxymore sur­plombe les élé­ments de l’action ou de l’analyse.
Les ter­rains de pré­di­lec­tion de Chris­tophe Esnault s’arc-boutent à la mala­die — le pica (« 
ingé­rant un à un les clous rouillés ») — et à la mort. Une pen­sée sur le temps s’élabore ainsi : « La majo­rité morale vous attrape au col », sous-entendu moral fait de prin­cipes pas­sant à la trappe tout ce qui vous constitue.

Les mots jetés non par inad­ver­tance mais en un mélange savam­ment concocté donnent à voir les images bru­tales d’un monde déjanté, d’individus pris aux pièges de la consom­ma­tion, de la rapi­dité et d’une fina­lité peu glo­rieuse, le déchet et le rebut tels « un four élec­trique à côté d’une pou­belle ».
Les occur­rences contraires, mais nées des mêmes cir­cons­tances, s’entrechoquent puis s’amalgament.

Au creux de ces récits non linéaires et non téléo­lo­giques, des termes savants, « la soie pal­pé­brale » côtoient des gloires popu­laires, dont Janis (Joplin), la révol­tée défunte. Les repré­sen­ta­tions que le texte convoque sont de l’ordre de l’organicité, du rose des chairs pal­pi­tantes cer­nées et incrus­tées de nerfs à vif. Des injonc­tions para­doxales naissent de l’univers des rêves et des cau­che­mars, et ce, depuis l’enfance — « L’enfant découvre un nid dans le bos­quet et tout au fond dou­ceur ».
L’écrivain est atta­ché à une cer­taine ter­mi­no­lo­gie, un ensemble d’expressions qui lui sont propres, dans une asso­cia­tion rela­tion­nelle libre. Chris­tophe Esnault écrit par spasmes, sur des sujets très contem­po­rains. S’immiscent dans un champ lit­té­raire çà et là, les traces que laissent les méfaits et les coups de cette société alié­nante, inégale et auto­ri­taire. Ses phrases, dotées d’un riche voca­bu­laire, res­semblent à celles des voix appar­te­nant à des cen­taines d’individus dis­tincts que l’écrivain ras­semble et recoud dans une proxi­mité déconcertante.

Les phrases nomi­na­tives donnent de la toni­cité aux mor­ceaux tex­tuels, conformes à des sen­tences, des énon­cés par­fois lyriques, qui rompent avec le déses­poir ambiant : « Dépla­cer l’escargot endormi sur la marche de l’escalier »,« Poire juteuse cueillie dans l’arbre » ou « Le vent dans les robes du fil à linge », ou encore « Puits d’eau claire sur une route cou­verte de ronces ». La reli­gion appa­raît sur le mode de la para­bole : « L’exaltation secoue les branches et le sol se couvre d’Ave Maria ».
L’on pense plus géné­ra­le­ment à Gott­fried Benn (1886–1956), à sa prose expres­sion­niste (notam­ment à 
Morgue), où « le sen­ti­ment est devenu objet, réa­lité, vio­lence des faits (…) la vision inté­rieure semble se joindre sans média­tion au pro­ces­sus réel » [Ernst Stad­ler] — vision que l’on retrouve dans Vivre, 1 – 40. En effet, tout au long de ces pages, se lit la leçon d’anatomie de Chris­tophe Esnault où les com­po­santes de la matière, entrailles, cœur, inti­mité, sont révé­lés dans la cru­dité abrupte d’un orga­nisme meur­tri ou tor­turé: « la langue est jaune »,« mordre dans la viande crue », « ten­di­nites à répé­ti­tion rituel patch de mor­phine et bas de conten­tion », « tym­pans per­fo­rés par la menace », etc.

L’auteur réus­sit une expé­rience d’écriture sans aucune vir­gule là où les nihi­listes, oppor­tu­nistes, échouent. La magie de ses asso­cia­tions est opé­rante sur l’imaginaire, les évé­ne­ments et les sen­sa­tions étant consti­tués de pure fantaisie…

« Télé­film de très jeunes filles sous les lanières de mar­ti­nets gênent leur sang de sor­cières ».

« Enfant rêveur et codi­fi­ca­tions à man­ger en salade ».

 

yas­mina mahdi

Chris­tophe Esnault, Vivre, 1 — 40, illus­tra­tion : Benoît Ché­rel(†), éd. des Rues et des Bois, juin 2022 — 14,00 €.

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