Roy Lewis, Pour­quoi j’ai mangé mon père

Back to the trees ?

Le titre fran­çais de ce fort ins­truc­tif roman valant aujourd’hui comme clas­sique résonne d’emblée avec un accent freu­dien qui fait son­ger à Totem et tabou : soit l’histoire mythique du début de l’humanité, l’invention des pre­mières règles et inter­dic­tions fon­da­trices de l’ordre civi­li­sa­tion­nel.

F
oin de psy­cha­na­lyse outrée et point d’anthropologie éru­dite tou­te­fois ici car, sur un fond on ne peut plus sérieux (nul n’oserait badi­ner avec les pré­mices de l’humanité et l’apparition de l’homo sapiens), Roy Lewis a décidé d’en rire.
D’où le choix assumé par l’auteur de pré­sen­ter sur le ton de la moder­nité et de l’anachronisme per­ma­nents, jusqu’aux pré­noms fan­tasques et un rien old school qu’il décerne à ses per­son­nages,  les déboires de la famille du sieur Ernest, modeste  pithé­can­thrope de son état, vivant à l’ère du pléis­to­cène, sous la férule du patriarche Edouard, un chef de horde hors du com­mun ayant à cœur de consa­crer l’évolution de l’Homme…

Et le moins qu’on puisse dire, c’est que Lewis n’y va pas avec le dos de la cuillère quand il s’agit de cam­per – avec une rare maî­trise – dans un court roman les pro­dromes de l’évolution humaine, rame­nés pour les besoins de la (déso­pi­lante) cause lit­té­raire à une seule géné­ra­tion : tout y passe, dans l’ordre, avec la maî­trise du feu, la taille des pierres, la cuis­son des ali­ments, l’invention de l’esthétique, l’onirisme et son her­mé­neu­tique, la spé­cia­li­sa­tion des tâches,  l’exogamie et la pro­hi­bi­tion de l’inceste etc.

L’effet bur­lesque tient dès lors à ce que Edouard,  inven­teur génial et révo­lu­tion­naire mais donc incom­pris, n’aspirant  qu’à voir la fin du pléis­to­cène avant sa mort, n’a de cesse que de s’opposer à son frère Vania (qui a pour unique mot d’ordre de retour­ner dans les arbres, éde­niques selon lui,  en vivant de la seule cueillette !) de même qu’à ses fils, les­quels, même s’ils vont sans le savoir contri­buer à l’essor des homi­niens, ne com­prennent pas grand chose au Pro­grès dont leur père fait des gorges chaudes, convain­cus pour leur part que l’évolution tant espé­rée ne ser­vira qu’à mettre un terme au confort crois­sant dont ils jouissent grâce à leur géni­teur visionnaire.

Se mettent en place alors, par delà les décou­vertes de plus en plus extra­or­di­naires d’Edouard le pro­gres­siste, les prises de posi­tion poli­tiques (et pour ainsi dire assez peu démo­cra­tiques) de ses conser­va­teurs de fils au tra­vers de dis­putes mémo­rables…
Un Edouard-savant fou qui finira d’ailleurs par mettre le feu aux poudres — enten­dez, par incen­dier la savane entière de l’Ouganda – suite à une mal­adresse expé­ri­men­tale, un geste pro­mé­théen avant l’heure dans lequel le lec­teur peut voir une sévère cri­tique des avan­cées tech­no­lo­giques qui seront celles des suc­ces­seurs de nos aimables pithécanthropes.

Certes, le par­ri­cide et la par­ri­pha­gie ne sont pas loin. Mais que per­sonne ne s’y trompe : der­rière l’apparente fable comique mais aussi biblique qui  rend compte du pas­sage de l‘animalité à l’humanité, What we did to father (pour citer le titre ori­gi­nal datant de 1960 – tout de même) a bel et bien une pré­ten­tion phi­lo­so­phique, notam­ment eu égard à la richesse de ses dia­logues : illus­trer tant l’histoire que la condi­tion de l’être humain en jouant du cli­vage entre les gros­sières condi­tions de vie pri­mi­tives d’une famille afri­caine pré­his­to­rique et ses fines pen­sées et répar­ties sup­po­sant bon nombre de topoï occi­den­taux du XXe siècle.
Une huma­nité  pas encore en proie au péché ori­gi­nel mais comme déjà condam­née au pro­grès cumu­la­tif (sa fin, à tous les sens du terme si l’on en croit Roy Lewis) et au conflit inces­sant ; une huma­nité enivrée de sa toute-puissance quasi divine, conquise de haute lutte contre elle-même en défi­ni­tive, et capable par­tant de s’auto-anéantir.

Jamais la place de l’homme dans le monde n’était appa­rue aussi déci­sive parce que pré­caire (et inver­se­ment).
Un remar­quable roman, à savou­rer, au coin du feu (sic),  sans modé­ra­tion donc.

fre­de­ric grolleau

Roy Lewis, Pour­quoi j’ai mangé mon père, trad. Rita & Ver­cors Barisse,  Actes Sud, coll. Babel, 2022, 176 p. – 4,50 €.

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