Convictions pour un monde meilleur
Mona L. Siegel (professeure d’histoire à l’Université d’État de Californie) construit une vaste et édifiante analyse scientifique des mouvements internationaux de femmes de condition et d’appartenance sociales et ethniques diverses, après la Grande Guerre, lors de la Conférence de paix en 1919.
Les artisanes de la paix se sont opposées aux hommes qui mandataient toutes les décisions du nouvel ordre mondial, militantes revendiquant des visions réformistes, la défense des droits civiques et la remise en question du culte du chef « viril ». À l’aide de tournées, de campagnes et de conférences à travers l’Europe et les États-Unis, ces révolutionnaires ont dénoncé l’horreur de la guerre en exigeant la paix immédiate et mondiale.
Des féministes, personnalités d’exception, Catt, Fawcett et Schlumberger, « demandant à être associées à la construction d’un monde meilleur », aspiraient à une reconnaissance plus vaste que le simple droit de vote — qui leur fut refusé par Woodrow Wilson et David Lloyd George ! « La cécité des hommes d’État a perpétué l’idée bien ancrée que la démocratie pouvait se construire en l’absence des femmes et que l’égalité des sexes était quelque peu accessoire pour la stabilité mondiale ».
Mona L. Siegel retrace le parcours d’une suffragiste française, Marguerite de Witt Schlumberger, jamais mentionnée dans les livres d’histoire. Bien que plus modérée que les suffragistes anglo-saxonnes, car prônant le « natalisme » — donc une forte natalité, ce qu’il faut bien appeler « un fantasme idéologique » -, Schlumberger reprend les thèses d’Olympe de Gouges — soit l’égalité des sexes et l’abolition de l’esclavage. La Conférence interalliée des femmes a eu lieu le 10 janvier 1919 et la liste des participantes recouvrait des Anglo-Saxonnes, des Italiennes et des Françaises (toutes blanches et riches). La mobilisation des pacifistes n’a, hélas, pas pu empêcher la guerre…
Les membres des délégations féministes abordent déjà la répression des mœurs, la prostitution et « la traite sexuelle ». Ces activistes évoqueront l’autodétermination des peuples, mettant en avant les compétences des femmes à égale proportion avec celles des hommes. « L’impérialisme occidental à l’étranger et (dans le cas de l’Amérique) le racisme profondément enraciné dans le pays étaient également des facteurs restrictifs ». Ainsi, les « Afro-Américaines » ont fait « de la justice raciale et de l’égalité entre les sexes leur double ralliement ».
L’universitaire rappelle que Woodrow Wilson (démocrate sudiste) « entérinait (…) la ségrégation raciale comme socle de la vie sociale, politique et économique américaine ». Elle campe d’émouvants portraits de Mary Church Terrell et d’Ida Gibbs Hunt, « deux filles du « Dixième Talentueux » [expression inventée par W.E.B. Du Bois, dans un essai publié en 1903] de « l’élite sociale afro-américaine » ; « l’« élévation raciale » était leur credo ».
Les femmes noires cumulaient un double handicap, celui de la couleur de peau (victimes de la ségrégation et de la racialisation) et du patriarcat recomposé car les familles esclavagisées, vendues et séparées par les maîtres, se réunissaient autour du père. La France colonisatrice pratiquait pareillement la discrimination, l’impérialisme et l’exploitation des « races les plus sombres ». Gibbs Hunt a tenu des propos prémonitoires sur l’obligation de récompenser les « sujets coloniaux » pour leur participation à la guerre (au moins 135 000 soldats furent recrutés dans les pays colonisés pour se battre sur le front), tandis que Terrell précisait : « une paix durable est chose impossible tant que les races de couleur sont soumises à l’injustice ». Hélas, « la guerre a poursuivi sa marche sanglante ».
M. L. Siegel entreprend ensuite l’exégèse des mouvements contestataires des femmes non occidentales, en Chine et au Japon notamment. Dans le magnifique chapitre « Marcher au Caire — le réveil des femmes », elle évoque aussi l’Égypte où militantisme et patriotisme se mélangeaient, ainsi qu’« une défense islamique de l’émancipation des femmes ». La chercheuse américaine joint à son texte les échos de la presse de l’époque, minimisant la marche des « dames », ridiculisant les hommes orientaux, ce qui équivaut à une vaste entreprise de désinformation, « attisant les divisions de classe parmi la population du Caire ».
Les points de vue des femmes égyptiennes divergeaient nettement de leurs homologues nationalistes et masculins. Un système oppressif les maintenait dans une exclusion d’abord appuyée par les colons britanniques, et ensuite par « la nature patriarcale du nationalisme égyptien masculin » — le féminisme étant considéré comme « émanation de l’impérialisme ». Huda Shaarawi a servi de modèle « pour les droits civiques » aux féministes non occidentales.
Les blocus contre l’approvisionnement alimentaire des pays vaincus — et surtout contre la population allemande — et le désastre du traité de Versailles ont pulvérisé l’idée de paix. Pourtant, des femmes politisées, instruites, proposaient et imaginaient une société de droit, démocratique, et ce, sur le principe de la sororité. Face à leurs déclarations, les hommes d’État et leurs sbires ont entériné une guerre des sexes.
M. L. Siegel examine les stratégies des grandes puissances et donne à comprendre combien il a été ardu pour ces femmes courageuses, modernes, de se rebeller contre « les vertus d’obéissance et de piété filiales » (en Chine), et d’accéder à la liberté individuelle. L’auteure, ni ethnocentrée ni doctrinaire, utilise des documents confidentiels. Certes, de ferventes prosélytes issues de l’élite se sont mobilisées pour l’affranchissement de toutes les femmes « en quête de justice sociale internationale », mais aussi des travailleuses sortant d’une grande misère, dont Jeanne Bouvier et Rose Schneiderman. « Ces rares femmes à avoir réellement franchi le pas séparant les immeubles vétustes et les ateliers de misère des salons privés de Paris étaient des combattantes tenaces à la vie hors du commun ».
Siegel explore la question de l’industrialisation du début du XXème siècle, « siècle défini en très grande mesure par la violence de masse et la guerre moderne ». Les femmes maternantes étaient glorifiées, mais dans la vie réelle, spoliées de manière sordide. Siegel précise que « quelque 1,5 million de Françaises [étaient] livrées à l’exploitation industrielle du travail à la pièce effectué à domicile ». Ces travailleuses n’étaient presque pas rémunérées pour un labeur d’une pénibilité inhumaine.
C’est donc grâce à ces grandes rhétoriciennes que les acquis des droits, la légitimité et les soutiens sociaux ont progressé, en dépit du mépris, de l’opposition et de l’hostilité des politiciens, caciques, électoralistes, gouvernants, qui les considéraient comme des serves.« Bien qu’elles soient venues à Paris en masse, (…) aient organisé des congrès, rédigé des chartes, orchestré des manifestations ; (…) suscité l’intérêt de journalistes contemporains (…) parlé au nom de « plus de la moitié de l’humanité », les femmes de 1919 et leur remarquable bataille pour les droits des femmes (…) ont été quasiment oubliés ».
Des photographies inédites documentent ce brillant essai, qui a le mérite de susciter pour les jeunes générations une prise de conscience aiguë en ce qui concerne le développement intellectuel et l’élévation du statut des femmes et des opprimés.ées.
yasmina mahdi
Mona L. Siegel, Artisanes de la paix. La lutte mondiale pour les droits des femmes après la Grande Guerre, trad. Camille Chaplain, éd. Des femmes - Antoinette Fouque, mars 2022,- 20,00 €.