Georges Didi-Huberman, Sur le fil

La fin des chefs d’oeuvre

Mani­pu­lant des champs de savoir et d’images très hété­ro­gènes, Didi-Huberman pour­suit sa connais­sance nomade des objets  fron­taux les moins natu­ra­listes : à savoir les objets d’art. Il explique com­ment ils res­tent des machi­ne­ries dont les opé­ra­tions croisent celles du sen­sible afin que sur­gissent des inquié­tudes de la mémoire. Et si pour Didi-Huberman aucune image n’est sépa­rée du dis­cours qui l’environne, elle crée néan­moins un type de rap­port plus com­plexe que tous textes et doc­trines. Avec  Sur le fil  le phi­lo­sophe montre com­ment l’œuvre d’art façonne, donne chair et sens à des durées jusqu’alors impos­sibles ou impen­sables. Le temps s’y tord selon dif­fé­rentes variables qui prennent le nom d’apories, de fables ou de chro­niques.
Dans les deux par­ties de son livre : « L’œuvre sans chef » puis « com­mé­mo­rer sur le fil », l’auteur exhausse les para­doxes de ce qu’on nomme chef-d’œuvre et ses limites. Le pro­pos s’ouvre avec l’évocation de la sculp­ture de Pas­cal Convert inti­tu­lée « Le Temps scellé » — œuvre qui fit par­tie d’une grande expo­si­tion ayant pour thème le chef-d’œuvre. L’auteur s’interroge sur les ten­sions qui sur­gissent entre l’autorité de l’œuvre et la néces­saire et capi­tale modes­tie du tra­vail. Elle est d’ailleurs très pal­pable chez Convert qui se veut autant archi­vis­tique et his­to­rien que créa­teur. Didi-Huberman pro­longe ensuite son pro­pos en inter­ro­geant les ten­sions inhé­rentes au « Queen and Coun­try » du vidéaste Steve McQueen à pro­pos de la guerre d’Irak. Il met ce tra­vail en rela­tion avec les textes de Jean Genet sur le funam­bule en tant que figure emblé­ma­tique puisqu’il s’agit de l’être qui danse avec « le temps-fil » qui le tuera.

La signi­fi­ca­tion de l’œuvre d’art et plus par­ti­cu­liè­re­ment du chef-d’œuvre devient sou­dain celle d’un anti-monument. A savoir non pas une stèle qui célèbre une his­toire défi­ni­tive mais le lieu qui doit être per­pé­tuel­le­ment par­couru dans toutes les direc­tions afin qu’aucune his­toire ne puisse jamais don­ner l’impression de s’y trou­ver ache­vée. . La ques­tion de la valeur ines­ti­mable et inépui­sable du chef-d’œuvre est donc recon­si­dé­rée plus dans son « pour autrui » que son en soi. Le chef-d’œuvre en tant que « calme bloc de cris­tal » se brise et migre vers des consi­dé­ra­tions cri­tiques, docu­men­taires, poli­tiques.
Pour Didi-Huberman, l’œuvre (en chef ou non) demeure l’espace men­tal propre à sug­gé­rer d’autres scènes que celles que la réa­lité pro­pose. Elle doit donc pos­sé­der un carac­tère théâ­tral en ses pan­to­mimes des esprits et ses simu­lacres. Certes, ce der­nier terme se prête à bien des confu­sions. Ici, il devient l’opposé du sté­réo­type même si celui-là pré­sup­pose l’existence du second.
Face à la super­sti­tion réa­liste, vériste ou natu­ra­liste de l’art, le simu­lacre ren­ché­rit sur le sté­réo­type et en consti­tue la réplique. Le simu­lacre est donc sus­cep­tible de retra­duire des équi­va­lences que l’œuvre d’art pro­pose sans souci d’une beauté for­melle. La seule beauté de l’art selon Didi-Huberman engage à la vérité. Une vérité qu’il nomme « migra­toire » et dont le timbre-poste serait le paran­gon ! A tra­vers lui – et comme les phi­la­té­listes que furent War­burg et Ben­ja­min –, il tente de pen­ser l’évolution, la com­plexité des images de même que les théo­ries et les gestes humains qui les créent au sein des trous de connais­sance et au milieu de points de bifurcation.

jean-paul gavard-perret

Georges Didi-Huberman, Sur le fil,  Edi­tions de Minuit, Paris, 2013, 96 p. - 11,50 €.

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