Manipulant des champs de savoir et d’images très hétérogènes, Didi-Huberman poursuit sa connaissance nomade des objets frontaux les moins naturalistes : à savoir les objets d’art. Il explique comment ils restent des machineries dont les opérations croisent celles du sensible afin que surgissent des inquiétudes de la mémoire. Et si pour Didi-Huberman aucune image n’est séparée du discours qui l’environne, elle crée néanmoins un type de rapport plus complexe que tous textes et doctrines. Avec Sur le fil le philosophe montre comment l’œuvre d’art façonne, donne chair et sens à des durées jusqu’alors impossibles ou impensables. Le temps s’y tord selon différentes variables qui prennent le nom d’apories, de fables ou de chroniques.
Dans les deux parties de son livre : « L’œuvre sans chef » puis « commémorer sur le fil », l’auteur exhausse les paradoxes de ce qu’on nomme chef-d’œuvre et ses limites. Le propos s’ouvre avec l’évocation de la sculpture de Pascal Convert intitulée « Le Temps scellé » — œuvre qui fit partie d’une grande exposition ayant pour thème le chef-d’œuvre. L’auteur s’interroge sur les tensions qui surgissent entre l’autorité de l’œuvre et la nécessaire et capitale modestie du travail. Elle est d’ailleurs très palpable chez Convert qui se veut autant archivistique et historien que créateur. Didi-Huberman prolonge ensuite son propos en interrogeant les tensions inhérentes au « Queen and Country » du vidéaste Steve McQueen à propos de la guerre d’Irak. Il met ce travail en relation avec les textes de Jean Genet sur le funambule en tant que figure emblématique puisqu’il s’agit de l’être qui danse avec « le temps-fil » qui le tuera.
La signification de l’œuvre d’art et plus particulièrement du chef-d’œuvre devient soudain celle d’un anti-monument. A savoir non pas une stèle qui célèbre une histoire définitive mais le lieu qui doit être perpétuellement parcouru dans toutes les directions afin qu’aucune histoire ne puisse jamais donner l’impression de s’y trouver achevée. . La question de la valeur inestimable et inépuisable du chef-d’œuvre est donc reconsidérée plus dans son « pour autrui » que son en soi. Le chef-d’œuvre en tant que « calme bloc de cristal » se brise et migre vers des considérations critiques, documentaires, politiques.
Pour Didi-Huberman, l’œuvre (en chef ou non) demeure l’espace mental propre à suggérer d’autres scènes que celles que la réalité propose. Elle doit donc posséder un caractère théâtral en ses pantomimes des esprits et ses simulacres. Certes, ce dernier terme se prête à bien des confusions. Ici, il devient l’opposé du stéréotype même si celui-là présuppose l’existence du second.
Face à la superstition réaliste, vériste ou naturaliste de l’art, le simulacre renchérit sur le stéréotype et en constitue la réplique. Le simulacre est donc susceptible de retraduire des équivalences que l’œuvre d’art propose sans souci d’une beauté formelle. La seule beauté de l’art selon Didi-Huberman engage à la vérité. Une vérité qu’il nomme « migratoire » et dont le timbre-poste serait le parangon ! A travers lui – et comme les philatélistes que furent Warburg et Benjamin –, il tente de penser l’évolution, la complexité des images de même que les théories et les gestes humains qui les créent au sein des trous de connaissance et au milieu de points de bifurcation.
jean-paul gavard-perret
Georges Didi-Huberman, Sur le fil, Editions de Minuit, Paris, 2013, 96 p. - 11,50 €.