Deux en un
Philippe Jaffeux ne se rattache à aucune tradition – pas même celle du lettrisme qu’il transforma à sa main. Sans repos, le funambule, plus que de couper son livre en deux, le double « pour laisser optimal’ ce qu’il nomme un « livres » (le « s » est important).
Le tout avec des lignes « trouées », distendues, segmentées – loin du « format domestique ». Elles suspendent, tiennent et retiennent l’inconfort d’une sorte de volontaire contrariété et la vertigineuse tension qui créent une résistance au sens.
« Mordue par les vides », se scénarise dans le face à face entre chaque couple de page, une variance de la ligne de crête. Ce travail de déhanchement n’exclut en rien la rigueur.
Elle ne vise pas l’avatar d’un logos pur, mais un logos référé à lui-même. D’où ce « repons » entre un récit et poème en une langue qui s’entre-répond.
L’auteur fait à la fois de la théorie et de la création comme Kant introduisit dans la pensée le concept de « grandeur négative ». Prose et poème affirment la réalité du négatif. L’un et l’autre ouvrent des béances dans la pratique de l’écriture.
Un saisissement vient prendre le réel de la pensée dans l’insu de ses forces contraires pour en esquisser un dessous de la langue comparable au dessous de table.
Existe en conséquence naissance, mort et résistance au sens. D’une part, il y a le flux, les courants d’hystérésis, les longitudes du sens ; d’autre part, il y a un état zéro qui devient le chiffre d’un impossible savoir mais qui rend lisible la venue au sens comme pourrait être subitement saisi un rayon perdu dans la recherche de son miroir.
Dupliquer (si l’on peut dire) le livre en deux n’explique pas les mots de la pensée ni ne les suspend. Cela implique la pensée dans le surgissement de ses mots mais selon une tournure propre à réveiller par anéantissement le fil tendu du logos.
Jaffeux le distend en une double dynamique : le genre littéraire et de « lalangue ». Les deux s’appliquent infiniment sur eux-mêmes une re-montrance.
Bref, Jaffeux porte au jour d’immenses virtualités en béance. Sa condition n’est pas de conclure, mais d’interroger.
Et d’interroger la négation comprise comme force d’articulation constitutive, comme pure durée d’écriture.
jean-paul gavard-perret
Philippe Jaffeux, Livres, Editions Paraules, Ille-sur-Têt, 2022, 54 p. – 15,00 €.