Quand êtres et choses se valent
Julia Deck échafaude une fiction perverse et farcesque qui pousse certains serviteurs zélés à penser investir dans une vie paisible et prometteuse de confort via personnes interposées. Et dans ce but (entre autres mais ce n’est bien sûr pas le seul), elle continue à écrire différemment que bien des romanciers.
A l’autofiction, elle préfère les labyrinthes et les plans diaboliques sous fonds de vacuité d’existences respectives pas si différentes — quoiqu’en apparence aux antipodes — les unes des autres.
En un château — qui n’est pas forcément, malgré les allures qu’il se donne, celui d’un conte de fée — résident un vieux lion du cinéma français et gloire nationale et sa jeune épouse, ex-Miss dévouée à sa famille et à la paix dans le monde. Il y a aussi les jumeaux, la demi-sœur. Et l’argent, il a été mis à l’abri sur des comptes offshore. Mais le quinté n’est pas seul. Il est accompagné, car le train de vie de la famille le permet, de l’intendante, la nurse, le coach, la cuisinière, le jardinier, le chauffeur.
Dire qu’ils sont inoffensifs ne conviendrait pas du tout. Principalement lorsque le Covid opère, l’arrêt mondial du trafic aérien tient certains impétrants par force et non sans dangers éloignés de leurs comptes offshore.
De l’extérieur, le château peut paraître peu soigné. Néanmoins, l’intérieur n’est pas sans richesses : au grand salon par exemple, “c’était une forêt de pieds cannelés, fauteuils cabriolets, poufs, sofa, méridienne, sur lesquels veillaient des pendules et des miroirs rehaussés d’or. Les sièges étaient tapissés de velours turquoise. Taillés dans la même étoffe, les rideaux étaient retenus par des passementeries jaunes et brillantes comme la monnaie”. Et c’est bien là le problème.
Dès lors ‚tout se fait dans le dos. D’autant que l’intendante possède sur la narratrice un “pouvoir magique”. Elle annonce des cataclysmes mais pas forcément ceux que l’oie presque blanche et sa famille pouvaient prévoir… D’autant que le château aguiche celles et ceux qui y travaillent. Ils savent que certaines apparences ne sont pas trompeuses.
Rebondissements et chutes pimentées de descriptions non dénuées d’ironie (c’est peu dire) émaillent ce jeu de rôles dont la romancière garde le secret. Non sans rappeler Highsmith et Pérec, elle tend à suggérer que, êtres et choses se valent. Les premiers sont prêts à n’importe quoi. Les secondes les subissent.
Et tout ne se terminerait-il pas comme dans Ecrire de Duras en “des lieux délaissés qui attendent les amants absentés à cause du mauvais temps” ?
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jean-paul gavard-perret
Julia Deck, Monument national, Les Editions de Minuit, Paris, 2022, 208 p. — 17,00 €.