Avec Fabienne Radi, une question majeure reste en suspens. On voit des formes mais on ne discerne jamais si elles commencent ou si elles terminent leur existence. Ce que le lecteur-regardeur croyait penser se retrouve si différent de ce qu’il pense que — par réflexe de peur — il aspire à retrouver un langage plus admis qui dispenserait de la compagnie d’une telle pensée. Mais ce serait l’erreur à ne pas commettre. Il faut se laisser envahir vers l’ingouvernable et se retrouver écrasé par l’apparente complexité du chaos que l’artiste propose. Et si l’on croit rêver chaque fois que l’on procède à ce qui se nomme imprudemment un échange de vues, ici l’onirisme prend lieu de réalisme. Il apporte des certitudes par déviations, trouées et ouverture.
L’artiste évoque par exemple les communautés inavouables qui relient Sissi à Lady Di : l’anorexie, un boulet de mari et un mariage “pare-fumet” (d’opium entre autres). Pour Fabienne Radi ladite Sissi — Elisabeth Amélie Eugénie de Wittelsbach pour les intimes – représente la première figure à la fois people et pop. Son surnom n’y est pas pour rien : « L’emploi d’un diminutif est toujours un truc bizarre pour ajouter de la fragilité à des créatures qui ne le sont pas », écrit l’auteur. Elle précise que ce surnom est le seul à jouir de son auto-suffisance : que serait Lady Gaga et Lassie sans Fidèle ?
Critique des plus pointues, Fabienne Radi fait preuve de la pertinence et d’impertinence. Sans elles, l’analyse n’est qu’un brouet sapide. Ecoutons-la parler des couleurs chez Nina Childress (exposition du Mamco) : « après le jaune vésicule biliaire du Château de Schönbrunn, on passe au vert glauque avec une pointe phosphorescente qui vous appuie sur la région du foie ». A travers ses baigneuses nues — dont les cygnes profitent de tous les orifices… -, la critique offre une réflexion ornithologique des plus intéressantes : « avec un cou comme ça, cet animal-là est fait pour ça ». Tchaïkovski ne fit donc qu’un contresens avec sont lac peuplé de « ballerines névrosées ». Brassant dans ses réflexions arts et époques, Fabienne Radi bouscule tout : et lorsque la boucle semble bouclée elle œuvre encore. Evoquant un autre tableau de Childress, Sissi à nouveau point le bout de son nez « chevauchant un étalon dressé sur ses deux pattes au-dessus de laquelle flotte un étrange monolithe noir à la Kubrick ». Et la voici remixée avec « une squaw hollywoodienne façon Nathalie Wood dans La Prisonnière du désert (John Ford) ».
Sissi n’est pas — tant s’en faut — le premier coup de maître de Fabienne Radi. Spécialiste des variations ironiques, elle sait toujours tomber sur des os où il y a quelque chose à ronger. Elle retourne, étire, tord, triture le bien-pensé. Et fait de la moindre aventurette un biopic de princesse. Picabia n’est jamais loin. Thomas Uber non plus.
Avec Smacks par exemple, l’artiste prouve combien l’apprentissage de la lecture actionne plusieurs mécanismes corporels. Non seulement et évidemment le déplacement des pupilles mais aussi le mouvement des mâchoires. D’où la réflexion suivante : « Déchiffrage et mastication vont en effet de pair depuis la diffusion commerciale à grande échelle des pétales de blé grillés, inventées par John Harvey Kellog en 1894 ». La suprématie des pétales sur les tartines tient à la boîte ! Non seulement elle protège l’encore endormi ou l’à-peine réveillé du monde mais elle lui sert de premier support de lecture. Et l’artiste de préciser : « les textes les plus bizarres — comme l’énumération de vitamines, d’oligo-éléments et de sels minéraux, le mode d’emploi d’un vaisseau spatial avec missiles incorporés à découper, sont lus au rythme saccadé des pressions mandibulaires, par des millions d’individus à partir de 4 ans, et ceci tant qu’ils ont des dents ». La littérature corn-flakes est donc le seuil par où tout passe. L’élégance consiste à la prolonger hors d’âge et jusqu’au martyr.
La créatrice s’amuse et s’abandonne au rythme lent et doux de ses fantasmes comme à ceux de ses Barbie. Au lieu de chercher à fixer des limites discutables, elle ose les flammes de l’enfer, qui font gravir les failles des raies alitées. Fabienne Radi met à mal la logique et le prétendu bon sens et prouve comment les raisonneurs restent cernés par les points de suspensions en tirant comme ils le peuvent leur vie à la ligne. C’est selon elle décourageant comme la fonte des neiges sur les Alpes suisses. C’est pourquoi, à travers ses œuvres plastiques et littéraires, la créatrices fait percuter à des angles imprévus les choses frappées d’insomnie.
Nul ne peut s’empêcher soudain de songer à une inquiétude originelle, à un bouleversement prodigieux où la seule alternative pour la pensée est le marécage (d’où tout naît) ou rien.
Lire notre entretien avec l’auteure
jean-paul gavard-perret
Fabiene Radi,
- Ça prend. Art contemporain, cinéma et pop-culture, Editions du Mamco, 2013, 224 p. –26 CHF / 22,00 €.
– Smacks, Editions Boabooks, Genève, 2008.