Takehiko Inoue, Le vagabond

Un rônin au pays de la décou­verte de soi

Les édi­tions Ton­kam ont  l’excellente idée, à l’occasion  de la venue de l’auteur au salon du livre de Paris 2013, de pro­po­ser une édi­tion « décou­verte », com­pre­nant les tomes 1 et 2 de la série manga culte Le vaga­bond, libre adap­ta­tion en 32 tomes  par Take­hiko Inoue du célèbre roman japo­nais La Pierre et le Sabre, d’Eiji Yoshi­kawa, qui retrace la vie du fameux  bret­teur Musa­shi Miya­moto, réputé invin­cible.
Mais au début de cette épo­pée Musa­shi se nomme encore Takezo Shin­men, c’est un jeune cam­pa­gnard de 17 ans qui sur­vit à la ter­rible bataille de Seki­ga­hara ( en 1600), aux côtés de son ami Mata­ha­chi Hon’iden : tous deux ont quitté leur vil­lage natal pour tra­quer un géné­ral comme preuve de leur bra­voure et deve­nir ainsi de grands guerr­riers. La réa­lité est hélas ! tout autre : bles­sés lors de leur pre­mière bataille, ils sont recueillis par deux femmes aux acti­vi­tés dou­teuses et vont devoir bien­tôt, en des temps ô com­bien trou­blés,   com­battre toute une série d’ennemis ( bri­gands locaux, pour­sui­vants de sol­dats fuyards, rônins etc.). Alors sauront-ils quelle est la voie qui va désor­mais se révé­ler la leur : celle du sabre ou celle des pay­sans, et quelle est la nature véri­table de leur « caractère ».

Là réside l’intérêt prin­ci­pal de ce manga : avec un rare sens de l’effet et de l’économie,  Take­hiko Inoue se penche tout autant sur l’art du com­bat et le manie­ment du sabre (fût-il en bois pour com­men­cer) que sur la psy­cho­lo­gie exis­ten­tielle de ses héros. Car avant que d’être géo­gra­phique, le vaga­bon­dage dont il s’agit ici est celui de l’esprit et d’une quête spi­ri­tuelle : tan­dis que Takezo mani­feste d’emblée  l’instinct du samou­raï et une volonté lit­té­ra­le­ment “démo­niaque” de sur­vie, Mata­ha­chi se découvre faible et veule, loin de son idéal guer­rier d’antan. L’ensemble de la fresque décrit alors le des­tin de ces per­son­nages, sans retour aux ori­gines pos­sible, entre  élé­va­tion de l’être, culture zen et peine et souf­france, le tout au fil de com­bats plus san­glants les uns que les autres qui honorent le style du bushido.


La com­plexité psy­cho­lo­gique  du bes­tial Takezo, qui tue comme il res­pire avant de  deve­nir le samou­raï le plus craint du Japon, est par­ti­cu­liè­re­ment bien ser­vie par le ques­tion­ne­ment inces­sant envers ses propres actions et le sens même de sa vie qu’il nour­rit tout du long de son périple – a for­tiori dans le tome 2 par le tru­che­ment d’une sévère maïeu­tique  incar­née par le per­son­nage fort socra­tique d’un moine qui le pousse dans ses der­niers retran­che­ments après être par­venu à le capturer.

Outre la vio­lence géné­rale, mais esthé­ti­sée avec brio par le trait pré­cis en noir et blanc du man­gaka (qui recourt par­fois au pin­ceau des cal­li­graphes tra­di­tion­nels pour repré­sen­ter telle ou telle scène – on a même droit à deux superbes pages d’aquarelle cou­leurs en guise d’ouverture du livre et à des repen­tirs sym­pa­thiques  essai­més ici et là entre les cha­pitres), et la cruauté/crudité de cer­taines scènes (les héros font leurs besoins ou dis­sé­minent leurs vents intes­ti­naux de façon on ne peut plus spon­ta­née ! — autant dire qu’on est assez éloi­gné de la poé­sie de Demain les oiseaux de Osamu Tezuka),   la dimen­sion assez phi­lo­so­phique du récit est pre­nante, notam­ment sur le sens de  la mort — de soi et d’autrui  — dans le tome 2 et paraît de loin dépas­ser le simple manga de genre, tant il s’agit  ici non pas  sim­ple­ment de  retra­cer le par­cours ini­tia­tique et spi­ri­tuel d’un rônin mais de rendre compte, pour chaque cas indi­vi­duel ren­con­tré, d’une époque de tran­si­tion de la féo­da­lité vers le Japon moderne.

fre­de­ric grolleau

 Take­hiko Inoue, Le vaga­bond, éd. Ton­kam (décou­vert tomes 1 12), mars 2013, 400 p. –15,50 €.

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