Marguerite Duras, Le cinéma que je fais. Écrits et entretiens

Consu­mer l’image sans la consommer

Ce livre remet sur le devant de la scène Duras cinéaste. Qu’elle fut auda­cieuse dans ce domaine et un euphé­misme. Et l’ouvrage ras­semble pour la pre­mière fois les écrits de Mar­gue­rite Duras concer­nant ses 19 films — de La Musica (1966) aux Enfants (1985).
Le livre est orga­nisé par films  en excluant ceux dont elle écri­vit uni­que­ment les scé­na­rii (comme Hiro­shima mon amour).

De nom­breux textes sont inédits, d’autres demeu­raient très dif­fi­ciles d’accès. Pour chaque film, sont repro­duits la plu­part des textes que Duras a rédi­gés dans le but de pré­sen­ter et d’expliquer son tra­vail au public, aux cri­tiques, par­fois aux acteurs eux-mêmes sur­pris  par un uni­vers fil­mique radi­cal et épuré.
La cinéaste évoque sa démarche, ses prin­cipes d’écriture ciné­ma­to­gra­phique, et sa volonté de faire du cinéma pour le “détruire” disait-elle par un dépas­se­ment plus qu’une néga­tion. Mais de tels pro­pos dépassent le cadre strict du cinéma ; s’y évoquent la poli­tique, l’existence, le monde et l’écriture.

Duras rap­pelle ce que fait le cinéma : ravir, être cap­tu­rée, être prise, dépos­sé­dée. Dès lors, la peur de l’image, le désir de l’image tra­versent son oeuvre fil­mique. Et deux de ses films marquent des points limites : Son nom Venise et Le Camion. Deux films incon­tour­nables qui seront sui­vis, selon les mots de l’auteur et réa­li­sa­trice, d’un “échec” (Le Navire Night) et de trois “désastres” (Césa­rée, Les Mains Néga­tives et Auré­lia Stei­ner).
On croit d’abord que l’image est au centre de l’histoire, des his­toires. Mais c’est l’inverse qui se passe. Impos­sible de mettre l’image au centre de la nar­ra­tion fil­mique. Dans Son Nom Venise, tout devient bor­dure, absence et dans Le Camion ne demeurent quel la pure didas­ca­lie, le pur com­men­taire, un débor­de­ment, un “comment-taire” de ce qui n’est pas ou de ce qui ne pourra pas être.

L’image reste en attente, en assise, en ins­tance de désir. Rien ne passe, rien ne peut se pas­ser. Ou presque. Mais le presque demeure, semble tout empor­ter sur son pas­sage, tel un typhon mais, en même temps tel un bar­rage. Mise en abyme. Face à l’éblouissement, à la néces­sité fatale, tra­gique de la repré­sen­ta­tion demeure un tra­vail de résis­tance.
L’image se trans­gresse, passe par la bande. Dans Son nom Venise et Le Camion ne reste qu’une sonate creuse. Le crime per­pé­tré contre la représentation.

Car il s’agit bien d’un crime. Mais à qui ce crime profite-t-il ? Appa­rem­ment à per­sonne puisque per­sonne n’a su l’exploiter (repar­tir de là où Duras l’a pré­ma­tu­ré­ment laissé). Per­sonne n’a su rebon­dir des­sus comme Duras elle-même avait su rebon­dir sur les images de Resnais au moment où il était encore un cinéaste qui avait quelque chose d’intéressant à dire, à mon­trer.
Bref, Duras ne cessa de mon­trer moins pour voir mieux et d’une cer­taine façon “mode­rato can­ta­bile”, en “met­tant la caméra à l’envers, en fil­mant ce qui entrait dedans, de la nuit, de l’air, des pro­jec­teurs, des routes, des visages” (Pré­face au Navire Night) jusqu’à ce que tous les ingré­dients habi­tuels à la “suture” et à la satu­ra­tion ciné­ma­to­gra­phiques dis­pa­raissent. D’où ce néces­saire (in)accomplissement.

Il s’agit de consu­mer l’image sans la consom­mer. Un tel fil­mique “dit” qu’il n’y a pas plus de réa­lité que de fantasme.

jean-paul gavard-perret

Mar­gue­rite Duras, Le cinéma que je fais, Écrits et entre­tiens, édi­tion éta­blie par Fran­çois Bovier et Serge Mar­gel, P.O.L édi­teur, octobre 2021.

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