Alexandre Friederich par delà le fantasme de l’intime
Le projet (qui n’en était pas encore un) de 45–12, retour à Aravaca naquit précisément le 27 janvier 1977. Le jour dit, le futur auteur (âgé à l’époque de 12 ans) prit au mot le conseil lancé par le Directeur du Cours Molière : « ceux qui le veulent peuvent prendre chaque soir chez eux quelques notes sur les évènements de la journée. Vous verrez c’est passionnant ». Dès le 30 du même mois, Friederich rédigea sa première note. Il n’a pas cessé et 10 000 pages se sont accumulées, d’abord sur une série de carnets, puis sur un blog.
L’auteur propose aujourd’hui une sélection de ce corpus d’ensemble intitulé Journal d’Inconsistance. C’est passionnant. D’autant que Friederich a organisé son choix autour des 17 maisons ou appartements où il a vécu. Ils sont photographiés dans le livre en respect avec le cahier des charges implicite de la nouvelle et magnifique collection d’Art&fiction. Le premier lieu dans le petit village espagnol d’Aravaca donne le titre de l’ouvrage. Le diariste en surgit tel un irrégulier de la langue et du genre qu’il a choisi d’illustrer. Il fait écho à un de ses coreligionnaires : Amiel.
Friederich est un spécialiste des livres ovniesques. Histoire de ma montre Casio et Susie la simple furent « écrits » à quatre mains pour le premier et six pour le second. Ici l’auteur joue le soliste afin que le journal intime retrouve un nouveau départ. Certes, il reste proche de celui d’Amiel déjà cité ou de La vie de Henri Brulard de Stendhal. Mais il reste surtout en complète opposition aux « mensonges » organisés d’un Gide ou d’un Léautaud. L’auteur ne se livre en rien à l’illusion des déboutonnages intimes qui cultivent la pause. N’oublions pas par exemple que lorsque Gide évoque son homosexualité, elle est plus visible dans un texte méconnu, Ainsi doit-il , que dans son journal.
Tout passe dans le Retour à Aravaca apparemment sous le registre d’une pure narration « de surface ». L’auteur souvent ironise : « Le maçon coule la chape : « oh ça le mélange est dosé, il est bien gras ». Le soir quand je rentre il a posé le carrelage : rien n’est plat ». Ce qui n’empêche pas ça et là des percées incisives : « On désire autre chose que ce qu’on a, mais aussi ce qu’on a faute de savoir le posséder ». L’ensemble garde néanmoins le côté primesautier de la gambade Or, paradoxalement, de simples anecdotes trouvent des échos imprévus chez le lecteur (ou la lectrice).
Les fragments sont autant de fenêtres ouvertes sur une liberté revendiquée. Elle refuse d’enfermer l’intimité dans la prétendue doxa de la transparence. L’auteur préfère la « transpassabilité » de l’intime. Elle ne se veut en rien le témoignage de symptômes de l’être. La jovialité est privilégiée face à la fausse introspection. Passant d’appartements en maisons – et vice versa -, le livre ne cherche en rien la subversion ou la provocation. Il n’appelle ni au sacrilège, ni au blasphème. Le secret demeure ce qu’il doit être : caché.
Friederich a compris que, sans droit au secret, il n’existe pas de sujet qui pense. Donc pas de sujet qui est. La qualité du livre tient à la capacité à ne pas spéculer sur l’aveu. A ce titre, 45–12, retour à Aravaca refuse autant le fantasme d’une imagerie littéraire médicale que l’innovation perpétuelle en matière de techniques de surveillance policières L’auteur a mieux à faire. Son livre suit une pérégrination intempestive, laquelle permet de glisser dans une réalité qui ne nous appartient pas mais dans laquelle on se sent bien. Sans doute parce que ce livre parfaitement écrit reste toutefois moins chevillé au « beau » langage qu’à l’envie de vivre.
jean-paul gavard-perret
Alexandre Friederich, 45–12, retour à Aravaca , coll. Re : Pacific , Editions Art&fiction, Lausanne, 2013, 106 p.