Haruki Murakami, 1Q84

 Seuls des êtres  fis­su­rés de l’intérieur peuvent  col­ma­ter les lézardes interelationnelles

Si le titre paraît rela­ti­ve­ment impro­non­çable, la teneur du triple roman est, elle, beau­coup plus acces­sible. Entre polar un tant soit peu triller/S-F (nous n’osons ici écrire débridé) et médi­ta­tion spi­ri­tuelle sur la déca­dence de notre bonne vieille société de consom­ma­tion, 1Q84 – qui avoue un léger hom­mage au roman anti­to­ta­li­taire d’Orwell puisque se dérou­lant en 1984  ; en gros, la com­pa­rai­son s’arrête là, à cause du Q énig­ma­tique dont nous ne dirons rien) – s’affirme, plei­ne­ment, oeuvre lit­té­raire. Magis­trale qui plus est.

On y croit assez peu au départ tant tout semble oppo­ser les deux pro­ta­go­nistes : Tengo d’un coté, qui offi­cie comme ghost wri­ter pour un édi­teur peu scru­pu­leux, qui lui fait réécrire La Chry­sa­lide de l’air, le roman d’une jeune fille, la dys­lexique Fukaéri, qui va défrayer la chro­nique avec en guest star les fan­tas­tiques — ça, c’est sûr — Lit­tle People qui vont être au coeur du deuxième tome ; de l’autre, Aomamé, offi­ciant comme redou­table tueuse à gages pour le compte d’une vieille héri­tière sou­hai­tant rendre une jus­tice dont les ins­ti­tu­tions semblent inca­pables…
Ajou­tez à l’ensemble deux lunes bizar­roïdes dans les cieux au-dessus des deux comètes aty­piques pré­ci­tées, mixez avec un déca­lage tem­po­rel qui com­mence sur une auto­route embou­chée au son d’un sym­pho­nie quasi incon­nue, la Sin­fo­nietta de Janà­cek (du moins l’était-elle avant que Mura­kami ne s’en empare, à l’instar de L’île de Sakha­line décrite par Tché­ckov ou de l’orwellien 1984, deve­nus depuis, tout du moins au pays du Soleil levant  des célé­bri­tés cos­mo­po­li­tiques), et vous obte­nez un cock­tail déton­nant, qui a assuré l’incroyable suc­cès de cette tri­lo­gie dans le monde entier.

C’est que Tengo et Aomamé, pétris d’humanité (il fau­drait presque dire bri­sés d’humanité tant ils sont à la fois mons­trueu­se­ment ordon­nés et inex­tri­ca­ble­ment meur­tris), consti­tuent l’un des der­niers espoirs d’un monde — est-ce le nôtre, en est-ce un, paral­lèle à lui, un monde « com­pos­sible » comme disait Leib­niz en son temps ? — sur le point d’imploser. Un monde où les gou­rous de sectes inquié­tantes violent les fillettes (les femmes plus âgées ont toutes été vio­lées elles aussi, dans un autre contexte mais le constat est impla­cable) – celles-là mêmes de la bouche des­quelles sortent les Lit­tle People  (on vous l’a dit, il y a des choses sau­gre­nues dans ce roman à l’irrationalité assu­mée) ; un monde où les anciennes valeurs féo­dales du Japon sont bat­tues en brêche par la mon­dia­li­sa­tion et où seuls des êtres eux-mêmes fis­su­rés de l’intérieur peuvent encore pré­tendre col­ma­ter les ultimes lézardes interelationnelles…

 De Kafka sur le rivage à La bal­lade de l’impossible en pas­sant par Après le trem­ble­ment de terre, Mura­kami avance de moins en moins mas­qué, dénon­çant une société à la haine géné­ra­li­sée et au freu­dien retour du refoulé assu­ré­ment tha­na­tique. L’auteur ose ici un texte plus cru et inci­sif, insi­dieux aussi, porté par deux héros aussi invi­sibles que chantres de l’introspection, fai­sant des années 80 fleu­rant bon la douce nos­tal­gie à nos  yeux, un hymne à la vio­lence, phy­sique autant que psy­chique, où l’on fait l’amour comme l’on tue son pro­chain : non à coups d’instincts mais eu égard à une pra­tique consom­mée, résul­tant d’un froid et pro­saïque entraî­ne­ment.  Alors, la (véri­table) jus­tice pourra-t-elle enfin avoir lieu ?
Notre chro­nique se clôt sur le deuxième tome de la saga, nous atten­dons que les édi­tions 10/18 nous fassent par­ve­nir le der­nier tome, entre joie et trem­ble­ment. Ô combien.

fre­de­ric grolleau

Haruki Mura­kami, 1Q84, éd. 10/18, 3 vol.

-  Livre 1 : Avril-Juin, sept. 2012, 550 p. —  9, 60 €.
– Livre 2 : Juillet-Septembre, sept. 2012, 495 p. — 9, 60 €.
– Livre 3, Octobre-décembre , fév. 2013, 620 p. — 9, 60 €.

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