Flaubert tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change
Publié à l’occasion du bicentenaire de la naissance de l’auteur et de la parution des tomes IV et V des Œuvres complètes (à lire en chronique prochainement dans ces pages), cet Album Flaubert succède à celui établi par Jean Ducourneau & Jean Bruneau en 1972.
Il est ici préparé et présenté par Yvan Leclerc, qui avait achevé le travail de publication de la correspondance dans la Bibliothèque de la Pléiade (cinq volumes), entrepris par Jean Bruneau, et qui y ajoute sa brillante connaissance de l’œuvre, son analyse lucide, souriante et profonde.
Flaubert n’aimait pas que l’on diffusât son image, donnant la priorité à l’art, fidèle en cela à son idée d’« impersonnalité », de disparition de l’auteur, qu’il fut le premier à théoriser. Lorsqu’il meurt, en 1880, on ne connaît pas son visage, ce qui reste une exception dans le XIXe siècle, qui a érigé la multiplication des portraits d’auteurs ainsi que l’exhibition biographique en habitude.
L’iconographie traditionnelle qui s’est développée depuis donne de lui une image de bourgeois bedonnant et fatigué, aux joues molles et basses, au front dégarni, aux yeux globuleux, comme dans le portrait peint par Eugène Giraud vers 1856, alors qu’il n’a que 35 ans, sans doute la représentation la plus connue de Flaubert.
Cependant, dans le portrait de Delaunay de 1835, mettant les deux frères côte à côte, c’est un jeune homme fin et distingué, aux yeux très clairs, qui apparaît ; ce que confirment plus tard les passeports qu’il obtient pour ses voyages à l’étranger, et qui comportent une description, ou encore l’avis de Madame Tennant, consignant ses souvenirs : « Gustave, qui avait alors à peine vingt ans, était plus beau qu’un jeune Grec. Grand, mince, doté d’un corps parfait et d’une grande souplesse dans ses mouvements, il possédait le charme incomparable de celui qui n’a aucune conscience de sa beauté physique et mentale.
Pour commencer, Yvan Leclerc s’amuse du triple refus de Flaubert (l’imagerie, la biographie, l’illustration), puisque ce sont justement les trois fils conducteurs des albums de la Pléiade, qui s’attachent à restituer, un peu comme le fit Hippolyte Taine dans la première biographie qu’il consacra à l’auteur, la race, le milieu et le moment, autre méthode mécaniste qui ne convient guère à Flaubert, et que Yvan Leclerc évacue assez rapidement ; il propose donc de s’intéresser plutôt à la « faculté maîtresse ».
Le jeune Flaubert, qui peine à apprendre à lire et à écrire, s’intéresse au théâtre, joue, met en scène des classiques et écrit aussi des saynètes, percevant déjà que « le théâtre a ceci de bon qu’il annule l’auteur » : révélation précoce, ce genre restera la grande tentation du romancier ; le tome IV des Œuvres complètes en donne d’ailleurs la savante édition, avec Le Château des cœurs, Le Sexe faible, Le Candidat : un pan totalement ignoré de son travail.
C’est ainsi que l’on apprend que Gustave Flaubert édite lui-même ses « œuvres choisies de Gustave F*** » à dix ans. En 1839, lors d’une représentation de Ruy Blas à Rouen, il s’insurge contre la bêtise bourgeoise. Scolarisé tardivement, le jeune Gustave, vu en 1836 comme « léger » et « parfois indocile », gardera de son expérience du pensionnat la haine de la contrainte et du pionnicat, et le rejet de tout discours d’autorité. Exclu en 1839, il passe le baccalauréat seul, et consigne dans son Cahier intime de 1840–1841 : « Ce fut un temps d’inconcevable ennui et d’une tristesse bête, mêlée à des spasmes de bouffonnerie : j’écrirai cette histoire-là [à] quelque jour ».
Confondante lucidité : tout est déjà là, et les Mémoires d’un fou en portent déjà la trace. Sa résistance à la discipline ne l’empêche pas d’être bon élève ; il lit Spinoza à livre ouvert, et l’anglais ayant été introduit sous la Restauration, il dévore Shakespeare. L’écolier écrit vite, ses manuscrits sont quasiment sans ratures, et il mesure parfois sa performance lui-même : « Dans la nuit du 1er au 2 juin 1836. Fait en moins d’une demi-heure ». Il lit Werther et René, Balzac, Rabelais, Montaigne, sur le conseil d’Alfred Le Poittevin, initiateur de l’esprit et de la chair, passeur de Spinoza, de Byron et de Sade.
Les œuvres de jeunesse font désormais les deux premiers tomes de la Pléiade. En 1836, sur la plage de Trouville, Flaubert croise – première « apparition » – Élisa Schléginser, épouse et mère, inaccessible et désirable. Elle reviendra dans les Mémoires d’un fou (1838), et dans L’Éducation sentimentale trente ans plus tard. Nuit fondatrice aussi que celle passée au château du Héron, près de Rouen, pour la fête donnée par le marquis de Pomereu, et qui reparaîtra dans Quidquid volueris, dans la première Éducation et dans Madame Bovary.
Il « monte » à Paris pour étudier le droit, l’aîné ayant déjà choisi la voie royale de la médecine, comme le père ; mais il confie à son ancien professeur de français, Gourgaud-Dugazon, « mon vieil amour, c’est la même idée fixe : écrire ! ». Il termine Novembre, commence L’Éducation sentimentale, première version. En 1844 survient la première crise de ce qu’on nommera, à mots plus ou moins couverts, l’épilepsie : il gagne le droit de garder la chambre pour écrire. Gustave devient Flaubert…
La suite est à découvrir dans ce magnifique album habilement illustré, qui rend hommage au travail de Flaubert, dans la justice et la justesse, et qui mérite d’être noblement salué.
Il est gracieusement offert par votre libraire pour l’achat de trois volumes de la Pléiade.
yann-loïc andre
Album Flaubert, par Yvan Leclerc, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2021, 256 p., 189 illustrations, sous coffret illustré, offert pour l’achat de trois volumes de la collection.