Gertrude Tennant, Mes souvenirs sur Hugo et Flaubert

Pour les amou­reux de Flaubert

Les sou­ve­nirs de Ger­trude Ten­nant, née Col­lier, n’ont pas été écrits pour être publiés (à l’exception éven­tuelle d’un texte au sujet de Flau­bert, fourni à la nièce du roman­cier), pas plus que sa cor­res­pon­dance dont les édi­teurs de ce volume nous ont offert quelques échan­tillons, et le lec­teur s’aperçoit vite que cette grande dame, quoique culti­vée et dotée d’un cer­tain humour, n’était pas très douée pour l’écriture.
Pire, elle pou­vait aussi man­quer de juge­ment, en tant que lec­trice, au point d’envoyer une lettre d’invectives à son ami de jeu­nesse, après avoir fini Madame Bovary, un livre que le bon Gus­tave lui avait dédi­cacé très affec­tueu­se­ment, et qu’elle trouva « hideux » et « dou­ble­ment détes­table », en pro­phé­ti­sant : « le jour vien­dra pour sûr, où vous ver­rez que j’ai rai­son » (p. 306).

Gertrude Ten­nant était, en somme, une femme bien de son temps, ce qui vous garan­tit de paraître bor­née, voire risible dès l’époque sui­vante. Cepen­dant, ses sou­ve­nirs n’en sont pas moins amu­sants, et par endroits tou­chants, voire pas­sion­nants, avant tout en rai­son de la viva­cité des impres­sions qu’elle se remé­more, et qui créent chez le lec­teur l’illusion de fré­quen­ter avec elle Vic­tor Hugo, sa famille et son iné­nar­rable ami et admi­ra­teur, M. Kes­ler, à Guer­ne­sey, ou de pas­ser des vacances dans une Trou­ville encore quasi sau­vage avec la pro­gé­ni­ture du Dr Flau­bert, dont l’adolescent Gus­tave, éblouis­sant autant que porté à fuir autrui.

Le livre, ample­ment annoté par plu­sieurs uni­ver­si­taires (qui auraient pu nous épar­gner l’effarant « sur » qui saute aux yeux dans son titre), pro­pose aux amou­reux de Flau­bert une énigme des plus diver­tis­santes : a-t-il eu un flirt, très jeune, avec la ravis­sante Ger­trude, ou avec sa sœur Hen­riette, ou peut-être, suc­ces­si­ve­ment, avec les deux ? A lire la cor­res­pon­dance qui consti­tue la der­nière par­tie du volume, on penche vers la troi­sième hypo­thèse.
Quoi qu’il en soit, les lettres de Gus­tave adres­sées aux sœurs Col­lier deviennent au fil du temps (dès ses trente ans) de plus en plus poi­gnantes, empreintes d’une nos­tal­gie qui s’exprime par moments à tra­vers des tour­nures propres à vous mettre la larme à l’œil.

De façon sans doute révé­la­trice de leurs affi­ni­tés, c’est en écri­vant à Hen­riette (la plus fra­gile des deux) que Flau­bert exprime son Welt­sch­merz le plus fran­che­ment : « Quelle mau­vaise chose que la vie, n’est-ce pas ? C’est un potage sur lequel il y a beau­coup de che­veux, et qu’il faut man­ger pour­tant. Aussi, sou­vent, le cœur vous en lève-t-il de dégoût ! » (p. 292) ou « Comme c’est drôle que la pen­sée aille si vite, soit si libre, et que le corps soit si lent, que tant de chaînes le retiennent. Par une corde plus ou moins longue, sen­ti­ment, habi­tude, devoir, nous sommes tous comme des chiens à la niche. – Nous avons beau tirer des­sus, jap­per contre les pas­sants, et aboyer à la lune les larmes aux yeux, nous ne dépas­sons pas une cer­taine éten­due d’esclavage, et plus nous fai­sons d’efforts, plus le nœud se res­serre, plus nous nous étran­glons nous-mêmes » (p. 295).

Les lettres de Flau­bert à elles seules peuvent suf­fire à inci­ter les ama­teurs à se pro­cu­rer l’ouvrage, et à le conser­ver.
Par ailleurs, ses illus­tra­tions, de grande qua­lité, contri­buent à l’impression d’être trans­porté à l’époque où Hugo et Flau­bert pou­vaient être croi­sés à Trou­ville ou ailleurs.

agathe de lastyns

Ger­trude Ten­nant, Mes sou­ve­nirs sur Hugo et Flau­bert, tra­duit de l’anglais par Flo­rence Nau­grette & Danielle War­gny, Fal­lois, octobre 2020, 392 p. – 22,00 €.

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