Oskar Kokoschka, L’Œil immuable

L’homme topique

À dire vrai, j’ai trouvé assez vite la focale adé­quate pour par­cou­rir ce recueil d’articles, de confé­rences, ces écrits sur l’art, afin de trou­ver une idée qui puisse ali­men­ter mon point de vue sur la variété des pro­pos du peintre autri­chien (qui par­lant de lui disait : L’Autrichien). Cette focale amoin­dris­sant sans doute le pano­rama intel­lec­tuel des pro­pos du peintre, a eu l’avantage de me res­ser­rer autour du texte (comme le pré­co­nise Bre­ton dans son Pois­son soluble).
Cher­chant à étayer ma lec­ture, j’ai trouvé le point d’appui avec lequel par­cou­rir ce volume impor­tant de textes, agré­menté de repro­duc­tions en cou­leur illus­trant intel­li­gem­ment la plume de Koko­schka (qui fut aussi dramaturge).

C’est ainsi que j’ai débou­ché sur l’homme, sur la cir­con­fé­rence, sur le topos qu’occupe ici l’être humain, dans son déve­lop­pe­ment et sa nature. J’englobe, quant à moi, l’humain au Dasein, à l’être en train d’être. Ainsi cet Œil du titre est un œil humain, un point de vue sur l’homme, une explo­ra­tion maté­rielle et méta­phy­sique de l’individu, déter­miné comme indi­vidu social et poli­tique, autant que trans­cen­dan­tal et perçu comme créa­ture.
Cet œil per­met d’observer le trem­ble­ment, ce qui oscille dans des caté­go­ries anthro­po­mor­phiques. Ainsi, mon tra­vail prin­ci­pal a été de voir où frot­tait l’humain dans le pro­pos esthé­tique, voir où affleu­raient les défi­ni­tions de ce sujet humain, seul but, seule fini­tude pos­sibles dans l’esprit du peintre, à mon sens. Cet être est fon­da­men­ta­le­ment celui qui peut créer à par­tir de la boue pour arri­ver à la sta­tue, de la pierre à la pierre angu­laire, de la pein­ture au sujet.

Être vivant pour­sui­vant son étan­tité : voilà la seule issue intel­li­gente pour assem­bler, relier l’homme à la nature, à la société, à la croyance, à l’art. Ici, l’être devient le pivot de l’écriture, un centre de rela­tions avec l’utopie, avec la hau­teur tou­jours, confronté essen­tiel­le­ment à l’Histoire. L’être se com­prend comme vec­teur trans­ver­sal, s’humanise sans lais­ser rien dans l’ombre, sinon le vrai mys­tère de notre condi­tion ici-bas, que per­sonne ne pénètre. Est-ce là un homme pris dans sa post-modernité ?
Koko­schka reste libre, tout comme l’homme qu’il désigne. Il construit même son huma­nité inté­rieure en écrivant.

Voir est une acti­vité à laquelle les hommes de cer­taines aires cultu­relles doivent leur conscience. Dans la conscience des visions s’exprime une intui­tion des formes qui fait sur­gir du flux des évé­ne­ments un monde humain doué de lois propres.
Ajou­tons qu’il s’agit dans cet Œil de textes d’un peintre, ce qui laisse augu­rer la place impor­tante de la ques­tion du regard — véhi­cule prin­ci­pal de la recon­nais­sance évi­dem­ment. De plus, sa pen­sée est iti­né­rante, va, déam­bule, ne se fixe pas à tel ou tel sujet, mais tra­verse en oblique des espaces men­taux, sans se figer dans telle ou telle posi­tion idéo­lo­gique (et même si une des cibles occur­rentes demeure la pein­ture non-figurative, il s’en explique tou­jours avec clarté et objectivement).

En fai­sant dis­pa­raître l’homme, l’art non figu­ra­tif voile le miroir qui révèle le visage de notre époque. Nous avons déses­péré il y a long­temps déjà — depuis que nous por­tons consciem­ment le far­deau de la mor­ta­lité — d’être à l’image des dieux que nous avons créés. Mais comme nous cher­chons éga­le­ment à nous libé­rer du maté­ria­lisme pes­si­miste, nous nous repre­nons à rêver d’un au-delà.

Il s’agit en tout cas, non­obs­tant ma prise de parti pour une lec­ture anthro­po­mor­phique, du tra­vail d’un écri­vain et d’un pen­seur. Et cette ten­ta­tive de mon­trer la pen­sée humaine, la pen­sée et la repré­sen­ta­tion humaine comme une réa­lité tan­gible ne se ferme pas sur une concep­tion ryth­mique, mais laisse suf­fi­sam­ment d’incertitude et auto­ri­sant, sug­gé­rant même que la défi­ni­tion de l’artiste est celle d’un veilleur, d’une vigie de l’être humain.
Koko­schka parle à une reprise d’isotype, donc du rap­pro­che­ment de l’idée et des choses, que je chan­ge­rais en une iso­to­pie de l’homme, une géo­gra­phie de l’homme où cir­culent des réseaux et des connexions, un homme topique affronté à l’Histoire.

didier ayres 

Oskar Koko­schka, L’Œil immuable, éd. L’Atelier contem­po­rain, 2021, 456 p. — 25,00 €.

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