Une autre Andromaque

Marie-Claude Mor­land crée ici une lec­ture cré­pus­cu­laire et éso­té­rique du mythe tra­gique racinien

Avec Une autre Andro­maque, Marie-Claude Mor­land invente une dyna­mique et un lieu cré­pus­cu­laire, archaïque, qui réveillent les forces chto­niennes — catas­tro­phiques et infer­nales, sou­ter­raines — au tra­vail dans la tra­gé­die de Racine. Ce qui sert et confirme la ren­contre, la fusion opé­rée de ce texte sublime avec les vers éso­té­riques et mys­tiques de Marc Blan­chet.
Une ada­pa­ta­tion où l’on entre au théâtre comme en un temple.

Le désir à en cre­ver, Racine

Andro­maque, tout le monde connaît ce qua­tuor tra­gique se dévo­rant cruel­le­ment et lamen­ta­ble­ment pour leurs amours mal­heu­reuses, qua­tuor concen­tré autour de la triste figure de la vic­time, Andro­maque… Oreste, le matri­cide mal­heu­reux, vient récla­mer, au nom des Grecs, des comptes de sang et de chair à ce fils d’Achille, ce Pyr­rhus, qui se croit en droit de pro­té­ger une Troyenne, au risque de réveiller la menace d’Ilion sur la Grèce. Mais Oreste vient aussi retrou­ver Her­mione, sa cou­sine qui l’a rejeté pour ce prince félon qu’est Pyr­rhus, qui lui-même l’a délais­sée, elle prin­cesse fille de la divine Hélène, pour une vul­gaire esclave, fût-elle Andro­maque. Et Andro­maque au cœur de cela ? Juste une femme déchi­rée entre un époux mort, Hec­tor, la vic­time d’Achille, et un fils vivant, mais bien faible, et pro­mis par les Grecs à l’immolation funèbre au nom de leur ven­geance et de leur tran­quillité. Une femme peu­plée de morts donc. Comme à l’accoutumée, chez Racine se joue le jeu des forces humaines les plus ter­ribles, les plus cata­clys­miques, les plus inhu­maines — les pas­sions, les désirs que l’on croit être amour.

Racine a su être de ceux qui nous ont mon­tré que le désir ne sup­porte pas les formes limi­tées de l’humain. Le désir est cet élan incon­di­tion­nel et absolu qui tra­verse et déchire le vul­né­rable cœur de chair et de sang de l’homme, par-delà tout bien et tout mal. Amour jusqu’à la mort… et Racine, un brin jan­sé­niste tout de même, sait bien nous rap­pe­ler que le désir trouve son prin­cipe dans la plus grande des soli­tudes, la déré­lic­tion insou­te­nable de l’existence humaine. Et que ce même désir ne par­vient pas tout à fait à tirer celui qui l’éprouve hors de cette soli­tude immense. Cette pièce, et toute l’œuvre de Racine, a été et reste cette marche de la catas­trophe inté­rieure à l’âme humaine, mélo­pée san­glante chan­tant l’abandon infini de cette faible créa­ture infirme qu’est l’homme, créa­ture déchi­rée par la féro­cité même de son désir incon­di­tion­nel, être inachevé, être amputé, être lacu­naire, tou­jours déjà hanté par la mort fon­da­men­tale qu’il y a à être homme ici main­te­nant face et contre les autres hommes, en désir et en guerre avec eux. Et si les vers de Racine sont si beaux, si sublimes, c’est d’être lan­cés depuis un lieu de dépeu­ple­ment, à com­men­cer par celui de la langue — au centre et de toute part, sur la scène raci­nienne, il y a le silence de la mort qui guette ses proies.

L’archaïsme mys­tique, Blan­chet
– messe des morts

Poète, Marc Blan­chet a été séduit de cette pro­po­si­tion théâ­trale, fondre aux vers clas­siques et sublimes, nets et acé­rés, de Racine, les élé­ments de sa poé­tique propre, contem­po­raine en tant que jeu archaïque, mys­tique et éso­té­rique. Il y a du japo­nisme et du Char dans cette langue d’ailleurs, comme tend à l’être un pan non négli­geable de notre poé­sie aujourd’hui.
Et qu’est-ce qu’elle offre cette langue, cette ren­contre ris­quée, qu’a-t-elle à lui don­ner au grand tra­gé­dien ? Puisque la poé­sie est un don…
Peut-êtrea pro­po­si­tion juste et légi­time d’une cata­base, d’une des­cente noc­turne dans les élé­ments infer­naux qu’elle ren­ferme cette pièce. Ce qui est pro­posé à cette pièce c’est le contre­point mys­tique d’un verbe qui fait défi­ler — obs­cu­ré­ment– les prin­cipes chto­niens au cœur de la mort tra­gique, les arché­types humains de l’en-deçà –en-deçà la vie, en-deçà la parole, en-deçà la civi­li­sa­tion, en-deçà tout ce qui sou­tient et contient la marion­nette homme. Ainsi, entendons-nous des lita­nies louant quelques forces inson­dables et loin­taines, les forces aqueuses de fleuves jouant dans la nuit entre les cuisses de la mère ori­gi­nelle et cher­chant à s’y refondre ; ainsi seront lan­cés des mythes évo­quant de manière oni­rique et vague la geste de quelque pré­da­teur han­tant la nuit des pas­sions de sa gueule féroce… Une poé­sie qui remue sym­bo­li­que­ment donc les forces natu­relles –telles que lues par les mythes uni­ver­sels– qui s’agitent en nous.

La pro­po­si­tion d’adjoindre à Andro­maque une langue contem­po­raine qui se veut pri­mor­diale –éso­té­rique, mys­tique - appa­raît donc juste. Et cepen­dant cet entre­mê­le­ment peut sem­bler dis­cu­table : l’obscurité du verbe de Marc Blan­chet est peut-être un peu pâle devant la langue si fine de Racine, si sublime d’être toute en clair-obscur, si poi­gnante de se révé­ler un pro­mon­toire offert au silence dans sa cadence et sa richesse ver­bale. Car ce qui se joue fina­le­ment, c’est l’opposition entre le res­sas­se­ment inta­ris­sable disant la mort et le néant de manière abs­traite — la parole de Marc Blan­chet — et la langue sen­suelle et véné­neuse fouillant la cruauté du cœur d’être homme. Cette ren­contre Blanchet/Racine a cela d’inégal que, face à la finesse raci­nienne, la poé­sie contem­po­raine perd sa dimen­sion humaine à vou­loir fouiller l’élémentaire inhu­main en l’homme. Cela n’empêche pas cette poé­sie de “prendre” à mer­veille : ce qui s’offre à la geste tra­gique de la scène, c’est ce com­men­taire noc­turne apporté par la puis­sance litur­gique d’un chœur renou­velé… cepen­dant moins hié­ra­tique et affolé à la fois que s’il avait été orches­tré par un Eschyle…

La sen­sua­lité et la logique du chaos, Marie-Claude Mor­land

Lorsque le public entre dans la salle, il pénètre dans un espace qu’il sent déjà habité de rite et de forces qui vont le hap­per, l’entraîner dans une lutte : une scène car­rée, enser­rée par les bancs, comme un autel, comme un ring. Ou comme un échi­quier impla­cable, où tous les rois et les reines seront sacri­fiés.
Cette ren­contre sin­gu­lière de notre grand tra­gé­dien et d’un poète contem­po­rain, four­millant de forces apo­ca­lyp­tiques, Marie-Claude Mor­land l’installe en effet dans une scène appli­quant un algo­rithme infernal.

Simple­ment, les acteurs sont assis sur les gra­dins péri­phé­riques avec le public, se lèvent pour exal­ter leur pas­sion à rava­ger leur cœur, tordre leur corps à les bri­ser, mar­te­ler leurs voix à la faire se fendre et écla­ter en san­glots — pour retour­ner s’asseoir pour se guet­ter les uns les autres ou se recueillir une fois leur geste funèbre ache­vée. De fait, cette pra­tique appa­raît bien roman­tique puisqu’elle est cen­sée ren­for­cer l’empathie du public pour les acteurs, plu­tôt que créer une dis­tan­cia­tion de type brech­tien : le public ne doit pas com­prendre qu’il s’agit d’un jeu, d’une machi­na­tion humaine dont il sau­rait se libé­rer mais de quelque chose comme une explo­sion entro­pique impla­cable à laquelle il doit par­ti­ci­per. Le public vient au théâtre comme à une nou­velle messe des morts, et si on lui refuse de tout voir, d’avoir la maî­trise superbe sur ce spec­tacle qu’assurait la scène à l’italienne, c’est pour lui rap­pe­ler que de la vie, il ne peut se rendre maître — leçon de fini­tude, humi­lia­tion même hors toute liberté…

Et ici, ça marche, ça prend, puisque de ces mou­ve­ments des péri­phé­ries vers le centre, et vice versa, se consti­tue une com­bi­na­toire de la catas­trophe qui n’est pas sans rap­pe­ler la rigueur des pièces for­melles pour la télé­vi­sion de Beckett, dont Quad. Au jeu de cette com­bi­na­toire entro­pique, la ren­contre de chaque élé­ment — enten­dons les per­son­nages, mais aussi voix, frô­le­ments, lumières, cris, larmes, ruses, sup­pliques, sacri­fices, déla­bre­ment — de la pièce épuise peu à peu, inexo­ra­ble­ment, les pos­si­bi­li­tés vitales (fina­le­ment bien létales) de posi­tions et de ren­contres offertes par l’espace scé­nique. C’est le jeu des espaces clos de tendre au chaos. Sur cet échi­quier, chaque coup blesse et porte vers la mort rois et reines, empor­tés par la folie de leur désir, de leur sang qu’ils sont ivres à ver­ser, furieux à boire…

La force de cette scène est d’offrir une dis­po­si­tion spa­tiale mou­vante auto­ri­sant une sen­sua­lité fié­vreuse, les acteurs réus­sis­sant une authen­tique gym­nique char­nelle et sym­bo­lique où leurs corps entre­la­cés, fon­dus, tor­dus, se mêlent et s’affrontent dans cette guerre de l’amour à lui-même comme mort. On dit Pas­sion.
La belle inven­tion du plas­ti­cien Fran­çois Pey­rat, c’est cette scène car­rée consti­tuée d’un pla­teau miné­ral, en pierre dure et fen­due, signa­lant heu­reu­se­ment autant la cris­pa­tion des­sé­chante propre à l’espace tra­gique, son dur­cis­se­ment, que son déla­bre­ment, son usure sis­mique puisque des forces sou­ter­raines tra­vaillent à la sape. Une scène qui s’allie avec la dimen­sion funèbre de l’éclairage et le jeu exta­tique, par­fois com­passé et gran­di­lo­quent mais empreint de juste émo­tion, des acteurs.

samuel vigier

Une autre Andromaque

D’après l’œuvre de Jean Racine — Poèmes de Marc Blan­chet
Mise en scène et adap­ta­tion :
Marie-Claude Mor­land
Avec :
Sophie Bou­rel, Odile Fré­de­val, Ber­trand Farge, Hervé Gué­rande, Marc Wéry
Durée du spec­tacle :
1h40

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