Il existe dans cette superbe édition en deux tomes des œuvres de Segalen une option essentielle : Christian Doumet a pris pour dessein “de rendre aux textes leur mouvement propre”. Celui d’une sorte de marche quasi forcée vers l’idée grandiose que le créateur se faisait de son oeuvre.
Et ce, en accompagnant chacun des textes de leurs substrats.
Se comprend mieux comment, même dans une de ses options fondamentales — l’exotisme -, Segalen refuse tous les bricolages d’installations chaotiques. Il revendique rationalité, précision, simplicité, élégance, subtilité. Pour lui, le sublime est infini, à savoir l’infinitésimal mais tout aussi le grandiose, l’éloquent et à l’inverse l’indicible.
Cela afin de faire toucher à cette sensation d’infini par tout ce que l’auteur a choisi de retenir en ses voyages, ses lectures et ses goûts artistiques.
Dans ce but, il multiplie les “techniques ” : la polyphonie avec Fils du Ciel où se mêlent récit, poésie et commentaire, une voix plus rocailleuse dans Thibet là où à l’étendue fait place un nécessaire souffle court, et un phrasé majeur dans l’équilibre des Stèles. La présence dans cette éditions des “dossiers manuscrits” permet de comprendre la forge des “pièces” avec les injonctions que Segalen se porte à lui-même.
Si bien que la qualité de ce dialogue intime — note Doumet — prouve combien l’auteur leur accordait de l’importance. Elles sont parfois des harmoniques des oeuvres tel que — et par exemple — l’Essai sur l’exotisme.
L’oeuvre à cheval entre une forme particulière de romantisme et un souci de “classification” crée un monde d’interprétations propre à une science humaine moderne et d’une littérature formée d’infimes transformations perpétuelles de nuances, de points de vue et de lumière en relation avec des mondes forains ou des territoires mentaux ignorés sans pour autant prétendre à une écriture des gouffres — ce qui n’empêche en rien le passage de bien des frontières.
En conséquence, et comme le souligne le maître d’oeuvre de l’édition, Segalen restera un parfait Inactuels. Mais uniquement dans la mesure où, par rapport au réel et au présent, l’oeuvre laisse entendre d’autres voies et une voix très particulière là où l’essai lui– même devient roman et poésie en une transgression des genres.
Une telle littérature est toujours à redécouvrir en sa traversée des continents là où, entre “briques et tuiles” et bien des “stèles”, les agitations de la vie suivent une navigation et une marche au sein de bien des courants voire des pérégrinations jusque dans la “cité violette interdite” de Stèles — arbre unique dans notre poésie mais qui ne doit pas cacher la forêt dont elle n’est qu’une pièce.
jean-paul gavard-perret
Victor Segalen, Oeuvres 1 et 2, éditions de Christian Doumet, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 12 novembre 2020.
Chaque exemplaire : 67,50 €. 62, 50 €. avant le 31. 08. 2021.