Poésie visuelle et sonore du recordman du monde de lancer de camemberts
Pour un prix dérisoire vu la qualité de l’objet, la collection « Abécédaires » de la FRAC Franche-Comté propose le dictionnaire hors de ses gonds du plasticien iconoclaste Joël Hubaut intitulé Sophisme. Mais le sous-titre en dit plus long sur ce projet : « Micro-abécédaire compressé et imprécis du savoir-vivre à l’usage des jeunes générations des Ecoles d’art en particulier et pour n’importe qui en général ».
Ce poème visuel et sonore échafaudé sur des saccades et des allitérations propose une errance poétique (à demi programmée) des plus coruscantes au sein des expériences de créations contemporaines. La mise en pages, en formes et sons est placée sous le registre d’une nomenclature de noms de créateurs contemporains (en majorité) placés à la queue leu leu. Tous sont listés et rassemblés au gré alphabétique de la première lettre de leur nom comme dans tout abécédaire qui se respecte. Il s’agit néanmoins de la seule rigueur qu’Hubaut s’impose.
Sous forme de jeu, un inventaire d’assistance aux étudiants en art est donc bien offert. Mais tous les amateurs d’art et de littérature pourront trouver là une lecture stimulante. Elle renvoie néanmoins à un nécessaire approfondissement antérieur. Lorsque l’auteur évoque les « Gerbes de Greenaway » ou les « gavages des G de Gabriele Di Matteo », l’essentiel est dit. Toutefois, pour le comprendre le retour à l’œuvre des deux artistes est nécessaire. Mais le « G » et les autres lettres sont aussi approchés pour leur valeur poétique intrinsèque. Ce G « Grésille avec Gourmandise » ou encore « Gonfle avec Grâce ».
Dans le contexte de créativité du XXIe siècle, cet ouvroir aléatoire et potentiel est un ravissement optique, poétique, tant pas sa mise en scène que ses apories subtiles. Et celui qui fut recordman du monde de lancer de camemberts (non, ce n’est pas une plaisanterie !) s’illustre une fois de plus dans des divagations farcesques mais plus sérieuses qu’il n’y paraît. Ce qu’on pourrait prendre pour un grand n’importe quoi demande travail « d’imbécillité » qui – seul – porte à l’intelligence suprême. Toujours fidèle à Gysin et Burroughs, l’artiste cesse de faire se télescoper des univers hybrides. Ils mitonnent sur les étranges étagères de son dictionnaire à dissection intempestive.
Il devient de facto l’éloge des irréguliers de l’art face à ceux qu’Hubaut considère comme des « cannibales » : les gens de pouvoir, à tous les niveaux. On retrouve ainsi de A (Artaud le grand Artaud et Arrabal) à Z (Zazie, Zabriskie Point et Zarathoustra) les « anti-cannibales » — mais qui furent parfois comme le précise l’auteur des « auto-cannibales » puisqu’ils allèrent jusqu’à se détruire eux-mêmes.
Tous ceux qui se méfient des faussaires, des complices et des cannibales de leur vérité seront ravis par ce livre. Il transgresse tout édit de chasteté et fait dégonfler les sujets inépuisables que l’art généralement prend au sérieux. Il rappelle au passage qu’il ne faut pas compter sur les peintres de l’indicible pour révéler l’insondable… Hubaut met uniquement en exergue avec humour mais non sans finesse et élégance ceux qui passent derrière la surface des apparences. L’adepte du culte des mots plus que de celui des morts fait de son dictionnaire l’exemple parfait de l’anti « caveaubulaire ». L’artiste héros fait place à l’histrion. Lui seul peut vaincre le pire en rappelant que la vie n’est pas qu’un leurre et que la mort n’est pas un Shakespeare. A la jonction du voir, de l’entendre et du parler, ce livre reste donc par excellence le lieu de la mutation. Et du plaisir. Il ne faut pas s’en priver. Au contraire.
jean-paul gavard-perret
Joël Hubaut, Sophisme, texte français et dessins de Joël Hubaut, traduction anglaise de Ian Monk, conception graphique : Nicolas Bardey, Christophe Gaudard & Elsa Maillot., FRAC Franche-Conté et Presses du réel, 2013, 148 p. - 15,00 €