Didier Ayres, La solitude est impure

La soli­tude est impure 

image ci-dessus : L’homme au bal­con, Gus­tave Caille­botte, 1880.

La soli­tude n’existe pas. Elle ne se mani­feste qu’en rela­tion avec le monde, maté­riel ou imma­té­riel, les êtres ou la société. Mon sou­ve­nir le plus pré­gnant de ce retran­che­ment me vient des semaines pas­sées alité, ter­rassé par une sorte de dépres­sion non diag­nos­ti­quée, et qui s’est avé­rée d’une grande bru­ta­lité. J’y étais mort socia­le­ment et indi­vi­duel­le­ment. Une espèce de per­sonne morte à tous signes d’existence. Je tra­ver­sais jour­née par jour­née, de 8 heures jusqu’à 19 heures, com­plè­te­ment seul. Et je res­tais impuis­sant, ne pou­vant rien faire, sans aucune acti­vité.
Il n’y avait rien autour de moi : un délais­se­ment moral com­plet. Moi et l’abandon. Ainsi, l’isolement n’est pas un état signi­fiant de nul­lité, une méta­phore de rien, mais anéan­tis­se­ment et ina­nité. La soli­tude est exil de tout monde, retraite mala­dive et vio­lente, déré­lic­tion, désert. Un enfer. Elle est impure par nature, car elle doit sa qua­lité à un autre registre concep­tuel, elle dépend, elle ne se com­prend que par un autre régime de définition.

Elle est peut-être aussi une thé­baïde. Et ainsi, tou­jours com­prise comme dépen­dante d’un autre régime de tropes. Là, celui d’écrire. Iso­le­ment, tour d’ivoire néces­saire pour écrire. Ici, je ne suis pas consumé d’une flamme mal­saine et sans fond ; être soli­taire devant cette page n’est pas dou­lou­reux, et même peut-être est-ce une béné­dic­tion en cette période de confi­ne­ment de por­tée mon­diale que nous vivons. La claus­tra­tion est un fac­teur qui favo­rise l’équilibre com­plexe de l’écrivain à sa page.
Du reste, il est bien dif­fi­cile de rap­por­ter avec exac­ti­tude les élé­ments mis en javelle qui pour­raient expli­quer la fusion de dif­fé­rentes condi­tions déter­mi­nantes. Ce que je peux dire sim­ple­ment, c’est qu’écrire auto­rise l’absence, tout en mani­fes­tant la pré­sence, parle d’un désis­te­ment, qua­li­fie un renon­ce­ment, accen­tue le retrait. Et cela pour cer­ner en soi du lan­gage, donc un néant qui se dilate.

La chambre où j’étais allongé sans secours de per­sonne ni de rien, et la chambre où j’écris aujourd’hui, ne sont de simples lieux qu’en rela­tion avec ces deux états de moi-même, où se réa­li­sait l’effacement de soi — exis­ter sans exis­tence. Ces deux inté­rieurs mani­festent en quoi le monde social peut et à la fois ne peut pas satis­faire l’être, soit en en man­quant, en échouant à le repré­sen­ter, soit en le tenant à l’écart, dans une claus­tra­tion volon­taire.
J’ai un exemple étran­ger à sou­mettre à cette page, le vœu des Char­treux. Ces moines incarnent la double nature impure de la mise à l’écart. Sans paroles, asso­ciés entre eux à des tâches pra­tiques qui res­tent abso­lu­ment silen­cieuses, ils construisent un habi­tat humain d’une qua­lité unique et sans doute, un monde spi­ri­tuel plus évo­lué que le nôtre. Cette soli­tude est vou­lue, sup­por­tée pour par­ve­nir à un état plus grand de l’être, au ser­vice d’un but spi­ri­tuel, en lien avec Dieu. Là, ainsi, l’enfermement s’appuie sur un autre fais­ceau de repré­sen­ta­tion. Cette trans­crip­tion est impure, non comme subie, mais comme agrandie.

Pour conclure, je me demande si, parce que j’ai connu cette qua­ran­taine bru­tale au sor­tir de l’adolescence, où j’étais un malade soli­taire qui subis­sait sans le vou­loir un sen­ti­ment d’abandon, ma foi, injuste et néga­tif, ne m’a pas per­mis fina­le­ment de m’ouvrir, de me pré­pa­rer à ce qui allait m’advenir jeune adulte ? Une espèce d’avant-goût, d’entraînement, de façon de me mon­trer ce qu’il fal­lait évi­ter, à quoi rap­por­ter la sym­bo­lique de la soli­tude ? Com­ment ce tem­pé­ra­ment per­son­nel m’a auto­risé à accé­der à un iso­le­ment voulu, pro­duc­tif ?
J’ai tra­versé par­fois des enfers. Mais l’enfer de la soli­tude n’est posi­ti­ve­ment pas la soli­tude de l’enfer. 

Didier Ayres

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