Quitter l’ici pour l’ailleurs
“Qui n’a voulu un jour faire un abécédaire, un bestiaire, et même tout un vocabulaire, d’où le verbal entièrement serait exclu ?” écrit Michaux dans ce livre. Artaud et ses glossolalies l’abordèrent, les spatialistes avec Ilse et Pierre Garnier aussi.
Mais l’auteur de Plume cherche à sa manière une langue faite de lanières et de circonvolutions pour que commence le feu. Un feu tissé: il sort des entrailles du verbe, fussent-elles de miel de sucre ou de blessures.
Michaux explore un langage “tordu comme des nuages dans l’eau limpide avec à côté la lumière qui trace une règle et des cils” comme disait Artaud.
Mais, contrairement à lui, il ne veut pas le faire jaillir “à coup de langues et de cuisses” mais par la main qui appelle le mouvement en ses élans et suspensions.
Explorant le geste et ce qu’il produit, le poète et artiste analyse comment se crée un babil qui fait flotter la langue. Michaux évoque un bouillonnement sourd. Celui qui aurait raison de son propre empêchement. Et ce, pour une transfiguration capable de faire resurgir un souffle afin d’ouvrir à une joie d’être enfin libre.
C’est en quelque sorte quitter l’ici pour l’ailleurs, fondre et se libérer, là où danse la langue qui permet à ses verrous de sauter. Par delà l’arthrose des mots et des rouages syntaxiques, une telle écriture désenclave la langage en divers mouvements physiques. Ils brisent certaines liaisons de l’être. Celles qui lui servaient jusque là à communiquer de manière servile.
Pour s’ouvrir “aux êtres du monde qui se voit”, Michaux veut écorcher la langue par jaillissements, explosions, implosions. Ils déchirent la linéarité du discours comme les “traités du style” chers à Aragon. Pas question pour celui-là (Coronavirus aidant) de se contenter de se laver les mains mais de trouver des scansions nouvelles.
Il s’agit de se laisser envahir par ce flux de pulsions. Elles conjuguent toutes les formes de colère, de haine et de révolte.
Le poète doit se laisser prendre à la trépidation qui confronte à une autre lisibilité et une autre cartographie du réel.
jean-paul gavard-perret
Henri Michaux, Saisir (nouvelle édition), Editions Fata Morgana, Fontfroide le Haut, 2020, 112 p.