Laissez vous droguer par les vapeurs toxiques qui émanent de ces pages
Il y a quelque chose de plus effrayant que cette fiction ou l’inégalable et insupportable violence avec laquelle nous la conte l’auteur : à quelques mutations près, les deux cents premières pages de l’oeuvre sont raisonnablement plausibles.
Dans une ère post-apocalyptique, ce qui reste de l’humanité se meurt, tel un cancéreux. Les uns — les Rescapés, le Peuple Sain — ont échappé aux ravages du grand feu et de la radioactivité et vivent reclus au sein de forteresses imprenables et aseptiques. Les autres — les Contaminés — survivent dans le monde désolé et sans avenir du « dehors ». La misère morale et l’égoïsme des premiers n’ont d’égaux que le pourrissement physique et la violence des seconds. Contaminés comme Rescapés s’abandonnent massivement aux substances psychotropes les plus diverses dans l’espoir vain d’oublier leur condition, de taire leurs souffrances, d’ignorer leur délabrement physique et mental. Perdition sexuelle, violence exacerbée, privations et dérive morale rythment la survivance sans lendemain de cette fin d’humanité. La haine que nourrissent les Contaminés à l’égard des Rescapés ne trouve écho que dans le mépris et la crainte qui caractérisent ces derniers.
Le charismatique Malcolm est parvenu a fédéré les gangs jadis opposés des Contaminés. Ensemble, ils s’apprêtent à lancer l’assaut final et libérateur contre le Peuple Sain. Alors que les Contaminés font corps derrière leur leader et mettent à son service toute la violence dont ils savent faire preuve (naguère déployée contre eux-mêmes), les Rescapés, dans leur abrutissement intellectuel et leur suffisance, se retranchent derrière leur ligne de défense — la Progress — et se nourrissent des obscures prophéties de Thanatos, un fœtus shooté au « Mega-hallucid » par Kiss Apok, un présentateur de shows télévisés, dans l’espoir que ses paroles annoncent un lendemain meilleur. Et lendemain il y aura. Mais pas nécessairement celui auquel s’attend l’Humanité…
Cet ouvrage de fiction nous propulse dans un monde où il ne fait pas bon vivre, à la rencontre de nous-mêmes lorsque nous n’avons plus grand-chose à perdre. Assurément futuriste, ce monde de demain est-il si fictif ? Où commence réellement la fiction ? Par l’Armageddon ? Il serait rassurant mais présomptueux de le penser. S’il fallait se rafraîchir la mémoire, il ne serait pas nécessaire de remonter plus loin, dans le temps, que les 6 et 9 août 1945 pour se rappeler que notre bienveillante espèce l’a expérimenté à petite échelle. Contentons-nous alors d’espérer avec force (et plus ou moins de conviction) qu’il ne s’agisse, sur ce plan, que d’une fiction.
Par la collision de deux mondes s’affrontant pour leur survie ? Peut-être dans les modalités de l’affrontement, sa temporalité ou sa résultante. Mais il serait naïf d’imaginer que cette situation est futuriste. Comment ne pas voir dans les Forteresses décrites dans l’ouvrage, le siège de nos sociétés occidentales contemporaines, nanties et grassement nourries (pour combien de temps encore ?) au lait passé d’un libéralisme mondialisé à leur seul bénéfice et qui laisse exsangue une bonne partie de la planète (le monde du « dehors ») ? Comment ne pas y voir nos sociétés occidentales bien-pensantes, pasteurisées, empreintes de certitudes absolues et anesthésiées par l’omniprésence de millions d’écrans dans lesquels une ribambelle de Kiss Apok (qu’ils soient politiciens, économistes, journalistes ou simples présentateurs) déverse un flot incessant de palabres et d’images souvent trompeuses ou sans intérêt, si ce n’est celui de distraire une population afin de la tenir écartée de l’essentiel ? Assurément, il n’y pas de fiction dans cette collision.
Du fait de l’extrême violence qui caractérise cet Homme de demain ? Comment croire que les comportements que nous observons déjà aujourd’hui ne seraient pas démultipliés si nous devions survivre à un tel cataclysme. L’histoire, encore, nous rappelle que les hommes sont incontestablement capables du pire (la démonstration n’est pas nécessaire). Il faudrait vraiment que nous découvrions un Homme profondément différent de celui que nous connaissons aujourd’hui pour entre-apercevoir une pure fiction dans cet éventuel monde à venir.
Mais faisons preuve d’optimisme ! N’y voyons pas pour autant un ouvrage d’anticipation. Car c’est peut-être dans l’issue à l’esthétique parfaite de cette aventure (bien qu’inconcevable d’un strict point de vue biologique) que l’histoire renoue avec la fiction, la vraie. La pure fiction commence réellement dans la « post-humanité » imaginée par l’auteur. On regrette qu’elle n’ait pas été explorée plus avant et qu’elle se limite à conclure l’ouvrage. Il aurait été si passionnant de poursuivre. Mais elle se révèle trop inattendue. Ne s’agissant plus « d’Humanité » à proprement parler, nous ne sommes pas mentalement équipé pour l’appréhender. Peu importe.
Abandonnez toute tentative de rapprochements ou de comparaison (même s’ils ne vous apparaissent pas si fortuits que cela). Car, après tout, il s’agit d’un roman, non ? Le style est incisif, corrosif, mutagène. L’auteur se fait plaisir et nous fait plaisir. Oubliez que certains personnages n’apparaissent que le temps de quelques pages pour mieux souligner la violence d’une société dans sa phase de perdition la plus absolue. Ne cherchez pas nécessairement un enchaînement logique à toutes les situations que vous y rencontrerez. Laissez-vous droguer par les vapeurs toxiques qui émanent de ces pages, comme si les protagonistes partageaient avec vous une petite partie de leur shoot ! Laissez-vous porter par les mots crus de l’auteur qui éveilleront la partie animale qui peut sommeiller en vous. Imprégnez-vous de cette violence, laissez-là couler dans vos veines et brûler votre esprit le temps d’une lecture, le temps d’une mutation.
Mais ne le faites que dans un seul but : exorciser au mieux ce qu’elle flatterait… car ne vous y trompez pas, la fin serait nécessairement différente si nous devions en faire l’expérience « in real life ».
william bordet
Joel Houssin, Loco, Ring, sept. 2012, 240 p. — 16,00 €.