Joel Houssin, Loco

Lais­sez vous dro­guer par les vapeurs toxiques qui émanent de ces pages

Il y a quelque chose de plus effrayant que cette fic­tion ou l’inégalable et insup­por­table vio­lence avec laquelle nous la conte l’auteur : à quelques muta­tions près, les deux cents pre­mières pages de l’oeuvre sont rai­son­na­ble­ment plau­sibles.
Dans une ère post-apocalyptique, ce qui reste de l’humanité se meurt, tel un can­cé­reux. Les uns — les Res­ca­pés, le Peuple Sain — ont échappé aux ravages du grand feu et de la radio­ac­ti­vité et vivent reclus au sein de for­te­resses impre­nables et asep­tiques. Les autres — les Conta­mi­nés — sur­vivent dans le monde désolé et sans ave­nir du « dehors ». La misère morale et l’égoïsme des pre­miers n’ont d’égaux que le pour­ris­se­ment phy­sique et la vio­lence des seconds. Conta­mi­nés comme Res­ca­pés s’abandonnent mas­si­ve­ment aux sub­stances psy­cho­tropes les plus diverses dans l’espoir vain d’oublier leur condi­tion, de taire leurs souf­frances, d’ignorer leur déla­bre­ment phy­sique et men­tal. Per­di­tion sexuelle, vio­lence exa­cer­bée, pri­va­tions et dérive morale rythment la sur­vi­vance sans len­de­main de cette fin d’humanité. La haine que nour­rissent les Conta­mi­nés à l’égard des Res­ca­pés ne trouve écho que dans le mépris et la crainte qui carac­té­risent ces derniers.

Le cha­ris­ma­tique Mal­colm est par­venu a fédéré les gangs jadis oppo­sés des Conta­mi­nés. Ensemble, ils s’apprêtent à lan­cer l’assaut final et libé­ra­teur contre le Peuple Sain. Alors que les Conta­mi­nés font corps der­rière leur lea­der et mettent à son ser­vice toute la vio­lence dont ils savent faire preuve (naguère déployée contre eux-mêmes), les Res­ca­pés, dans leur abru­tis­se­ment intel­lec­tuel et leur suf­fi­sance, se retranchent der­rière leur ligne de défense — la Pro­gress — et se nour­rissent des obs­cures pro­phé­ties de Tha­na­tos, un fœtus shooté au « Mega-hallucid » par Kiss Apok, un pré­sen­ta­teur de shows télé­vi­sés, dans l’espoir que ses paroles annoncent un len­de­main meilleur. Et len­de­main il y aura. Mais pas néces­sai­re­ment celui auquel s’attend l’Humanité…

Cet ouvrage de fic­tion nous pro­pulse dans un monde où il ne fait pas bon vivre, à la ren­contre de nous-mêmes lorsque nous n’avons plus grand-chose à perdre. Assu­ré­ment futu­riste, ce monde de demain est-il si fic­tif ? Où com­mence réel­le­ment la fic­tion ? Par l’Armageddon ? Il serait ras­su­rant mais pré­somp­tueux de le pen­ser. S’il fal­lait se rafraî­chir la mémoire, il ne serait pas néces­saire de remon­ter plus loin, dans le temps, que les 6 et 9 août 1945 pour se rap­pe­ler que notre bien­veillante espèce l’a expé­ri­menté à petite échelle. Contentons-nous alors d’espérer avec force (et plus ou moins de convic­tion) qu’il ne s’agisse, sur ce plan, que d’une fic­tion.
Par la col­li­sion de deux mondes s’affrontant pour leur sur­vie ? Peut-être dans les moda­li­tés de l’affrontement, sa tem­po­ra­lité ou sa résul­tante. Mais il serait naïf d’imaginer que cette situa­tion est futu­riste. Com­ment ne pas voir dans les For­te­resses décrites dans l’ouvrage, le siège de nos socié­tés occi­den­tales contem­po­raines, nan­ties et gras­se­ment nour­ries (pour com­bien de temps encore ?) au lait passé d’un libé­ra­lisme mon­dia­lisé à leur seul béné­fice et qui laisse exsangue une bonne par­tie de la pla­nète (le monde du « dehors ») ? Com­ment ne pas y voir nos socié­tés occi­den­tales bien-pensantes, pas­teu­ri­sées, empreintes de cer­ti­tudes abso­lues et anes­thé­siées par l’omniprésence de mil­lions d’écrans dans les­quels une ribam­belle de Kiss Apok (qu’ils soient poli­ti­ciens, éco­no­mistes, jour­na­listes ou simples pré­sen­ta­teurs) déverse un flot inces­sant de palabres et d’images sou­vent trom­peuses ou sans inté­rêt, si ce n’est celui de dis­traire une popu­la­tion afin de la tenir écar­tée de l’essentiel ? Assu­ré­ment, il n’y pas de fic­tion dans cette collision.

Du fait de l’extrême vio­lence qui carac­té­rise cet Homme de demain ? Com­ment croire que les com­por­te­ments que nous obser­vons déjà aujourd’hui ne seraient pas démul­ti­pliés si nous devions sur­vivre à un tel cata­clysme. L’histoire, encore, nous rap­pelle que les hommes sont incon­tes­ta­ble­ment capables du pire (la démons­tra­tion n’est pas néces­saire). Il fau­drait vrai­ment que nous décou­vrions un Homme pro­fon­dé­ment dif­fé­rent de celui que nous connais­sons aujourd’hui pour entre-apercevoir une pure fic­tion dans cet éven­tuel monde à venir.
Mais fai­sons preuve d’optimisme ! N’y voyons pas pour autant un ouvrage d’anticipation. Car c’est peut-être dans l’issue à l’esthétique par­faite de cette aven­ture (bien qu’inconcevable d’un strict point de vue bio­lo­gique) que l’histoire renoue avec la fic­tion, la vraie. La pure fic­tion com­mence réel­le­ment dans la « post-humanité » ima­gi­née par l’auteur. On regrette qu’elle n’ait pas été explo­rée plus avant et qu’elle se limite à conclure l’ouvrage. Il aurait été si pas­sion­nant de pour­suivre. Mais elle se révèle trop inat­ten­due. Ne s’agissant plus « d’Humanité » à pro­pre­ment par­ler, nous ne sommes pas men­ta­le­ment équipé pour l’appréhender. Peu importe.

 Aban­don­nez toute ten­ta­tive de rap­pro­che­ments ou de com­pa­rai­son (même s’ils ne vous appa­raissent pas si for­tuits que cela). Car, après tout, il s’agit d’un roman, non ? Le style est inci­sif, cor­ro­sif, muta­gène. L’auteur se fait plai­sir et nous fait plai­sir. Oubliez que cer­tains per­son­nages n’apparaissent que le temps de quelques pages pour mieux sou­li­gner la vio­lence d’une société dans sa phase de per­di­tion la plus abso­lue. Ne cher­chez pas néces­sai­re­ment un enchaî­ne­ment logique à toutes les situa­tions que vous y ren­con­tre­rez. Laissez-vous dro­guer par les vapeurs toxiques qui émanent de ces pages, comme si les pro­ta­go­nistes par­ta­geaient avec vous une petite par­tie de leur shoot ! Laissez-vous por­ter par les mots crus de l’auteur qui éveille­ront la par­tie ani­male qui peut som­meiller en vous. Imprégnez-vous de cette vio­lence, laissez-là cou­ler dans vos veines et brû­ler votre esprit le temps d’une lec­ture, le temps d’une mutation.

Mais ne le faites que dans un seul but : exor­ci­ser au mieux ce qu’elle flat­te­rait… car ne vous y trom­pez pas, la fin serait néces­sai­re­ment dif­fé­rente si nous devions en faire l’expérience « in real life ».

 william bordet

Joel Hous­sin, Loco, Ring, sept. 2012, 240 p. — 16,00 €.

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