J.-D. Wagneur, Les Bohèmes, 1840–1870, écrivains, journalistes, artistes

D’une bohème l’autre…

La vague bohé­mienne est immense en ce der­nier tri­mestre 2012, por­tée par l’exposition au Grand Palais, qui domine de son influence sul­fu­reuse toute cette pro­duc­tion. J’ai déjà chro­ni­qué pour ces nobles colonnes la réédi­tion de Mur­ger, Scènes de la vie de bohème, la publi­ca­tion du cata­logue de l’exposition du Musée de Mont­martre sur Le Chat Noir et la vie de bohème dans le Mont­martre de 1880–1910, et le cata­logue et l’exposition du Grand Palais, Bohèmes, de Léo­nard de Vinci à Picasso.
Jean-Didier Wag­neur, fin connais­seur de la fin du XIXe siècle, et jadis édi­teur, dans la même mai­son, des Dix ans de bohème d’Emile Gou­deau, pro­pose à son tour, avec l’aide de Fran­çoise Ces­tor, une antho­lo­gie dense et savante, embras­sant toute l’évolution de la bohème au cœur du siècle chez les écri­vains, les jour­na­listes et les artistes.

L’intro­duc­tion pose d’emblée le pro­blème : com­ment s’intéresser à la bohème, alors que cette fic­tion même avait été dénon­cée dès la mort de Mur­ger ? com­ment appré­hen­der l’attitude des auteurs et « pro­ta­go­nistes de cette aven­ture lit­té­raire, […], rare­ment dupes du dis­cours qu’ils entre­tiennent pour tra­ves­tir la pré­ca­rité de leur vie artiste et par­fois, en même temps, leur dif­fi­culté à exis­ter dans le champ » ? La bohème restait-elle « iden­ti­taire, posi­tion­nelle, voire une idéo­lo­gie forte du lit­té­raire ou un simple alibi ? ». Enfin, l’auteur se demande si le dis­cours bohème est un simple « dis­cours d’escorte », ou bien s’il faut le prendre « comme signi­fiant fort pour l’aventure lit­té­raire ».
C’est par la remon­tée aux sources des pre­miers dis­cours sur la bohème lit­té­raire que les concep­teurs de l’anthologie se pro­posent de répondre à cette ques­tion. Peut-être fidèles au modèle de l’enquête lit­té­raire cher à la fin du siècle, les auteurs se sont mués en enquê­teurs hors la lit­té­ra­ture cano­nique pour aller cher­cher leur matière dans les médias, en ne s’en tenant pas à l’émergence de la seule contre-culture telle qu’elle est sou­vent per­çue. « Le monde du (petit) jour­nal est capi­tal pour l’étude de la bohème », affirment-ils : « lieu d’inscription de la majo­rité du cor­pus, [le petit jour­nal] a fonc­tionné autant comme agent pol­li­ni­sa­teur de cet éthos que comme per­for­ma­tif dans les tra­jec­toires des jeunes impé­trants qui en ont tiré légi­ti­ma­tion et notoriété ».

Les auteurs se concentrent sur­tout sur la Monar­chie de Juillet le Second Empire, c’est-à-dire sur « la bohème qu’on défi­nit plus comme démo­cra­tique ou pro­lé­taire, réa­liste ou fan­tai­siste », que roman­tique, et qui n’a été somme toute défi­nie que bien après la publi­ca­tion des Scènes. La bohème trouve donc son ori­gine dans les années 1840, en même temps que l’essor de la presse, sous le modèle lancé par E. de Girar­din ; elle s’arrête – tem­po­rai­re­ment – à la Com­mune et à la guerre de 1870, pour des chan­ge­ments de men­ta­lité essen­tiel­le­ment.
Le lieu de déve­lop­pe­ment est évi­dem­ment Paris, et les pos­tu­lants, comme l’a mon­tré José-Luis Diaz après Pierre Bour­dieu, se défi­nissent comme « vou­lant être écri­vains ». Le terme bohème n’est d’ailleurs pas connoté néga­ti­ve­ment à ses débuts, mais le devient par trop-plein de can­di­dats à la recon­nais­sance dans un milieu saturé, notam­ment dans les arts. Il reste alors à se rabattre sur la presse, sur les tra­vaux ali­men­taires mais de moindre art offerts par le jour­nal : on devient « homme de lettres par inter­mit­tence », selon la for­mule de Jean-Didier Wag­neur. Ce sera la nais­sance des déclas­sés, évo­qués plus tard par Val­lès avant tant d’autres, mais dont la géné­ra­tion roman­tique de la rue du Doyenné porte déjà la trace, et qui trou­vera son terme, ou une étape forte à tout le moins, dans les mou­ve­ments mar­gi­naux de la fin du siècle : Hir­sutes, Zutistes et autres Fumistes.

L’indus­tria­li­sa­tion pro­gres­sive de la presse, la nais­sance de la « petite presse » (déjà en germe au mitan du XVIIe siècle) inau­gurent en lit­té­ra­ture un temps nou­veau : la petite presse relève du jour­nal (elle en adopte le for­mat, la mise en page), mais elle est subor­don­née à la grande presse, au moins éco­no­mi­que­ment, et l’ensemble se cite et s’entre-cite, com­po­sant une forme de conver­sa­tion, théo­ri­sée en son temps par W. Duckett (Dic­tion­naire de la conver­sa­tion) dans un bain pari­sia­niste. Le petit jour­nal est un théâtre : on y trouve les pro­grammes, mais aussi des spec­tacles ou des his­trions de mau­vais goût : « la petite presse est un out­si­der qui vise à se consti­tuer elle-même en autorité ».

J.-D. Wag­neur retrace ensuite l’origine du mot « bohème » (ou plu­tôt du dou­blet bohême/bohème), et en conserve l’idée de mar­gi­na­lité. Se greffent sur ce terme trois aspects : l’escroquerie, la cri­mi­na­lité, la pau­vreté. La bohème lit­té­raire, elle, défi­nit un monde en rup­ture avec les normes, déter­miné par la jeu­nesse, la cama­ra­de­rie, l’amour libre, la vie insou­ciante et nomade de ses membres ; elle est consub­stan­tielle à la rapi­nade, à la blague, la charge, la cari­ca­ture. Ce n’est que sous le Second Empire que le mot élar­gira son sens vers les notions de dépense, d’importance du paraître, de cynisme, d’hédonisme, mêlant les Lions et dan­dys aux déclas­sés et demi-mondains.
Le bohème vers 1840 appa­raît comme l’écrivain inédit, le para­site, l’aventurier des lettres, à la situa­tion maté­rielle dif­fi­cile. Les pre­miers roman­tiques s’inquièteront de cet arri­visme ; la par­ti­cu­la­rité de Mur­ger sera d’avoir appar­tenu à ces deux mondes, et de poé­ti­ser l’aventure pour en don­ner une vision sen­ti­men­tale, roman­cée voire mora­li­sée.
Mur­ger donne trois étapes de la vie de bohème, qui sont autant de scan­sions de son œuvre (articles dans le Corsaire-Satan, puis adap­ta­tion en théâtre avant de deve­nir un roman) ; cette bohème finit par deve­nir une légende urbaine et média­tique, avec ses per­son­nages et leurs rap­ports, et se nour­rit de la presse au jour le jour.

De 1856 à 1860, la chro­nique vit son âge d’or, la légis­la­tion inter­di­sant depuis 1852 les ques­tions éco­no­miques et sociales. Le jour­na­liste, l’homme de lettres ne parle guère plus que de lui-même. Mais la pré­ca­rité est tou­jours là : les publi­ca­tions éphé­mères se mul­ti­plient. Fir­min Maillard pro­po­sera une der­nière vision de la bohème, oscil­lant entre ses deux ten­dances : la manière cri­tique de Jules Val­lès, ou l’auto-illustration à la manière d’Emile Gou­deau.
Les textes pré­sen­tés dans l’anthologie sont docu­men­taires, mais aussi par­fois esthé­tiques : c’est une culture bohème un peu à la manière des tableaux de Paris, des phy­sio­lo­gies qui ont, cha­cun à leur manière, mar­qué l’histoire lit­té­raire du siècle. On glisse peu à peu vers le flâ­neur pari­sien, type lit­té­raire célé­bré par Bau­de­laire.
La bohème reste illus­trée par cette double ten­dance d’idéal et de misère, de châ­teaux et de fêlures.

Après cette pré­face savante, et un texte limi­naire d’Etienne de Jouy, l’ouvrage se divise en trois grandes par­ties : la bohème avant Mur­ger (I), l’invention de la bohème (II), et les mytho­lo­gies qui en naissent (III).
La bohème avant Mur­ger regroupe d’abord les thèmes et pro­ta­go­nistes bohèmes : le Bohé­mien, le rapin, l’artiste, la charge, la blague, la gri­sette, l’étudiante, le débu­tant lit­té­raire, la man­sarde, le bour­geois ; le terme de « bohème » finit par deve­nir méta­pho­rique, mais sus­cite aussi des cri­tiques ; enfin, la bohème est étu­diée dans sa com­po­sante urbaine et ses exten­sions.
L’invention de la bohème per­met de par­cou­rir à nou­veau le thème au prisme des « buveurs d’eau », puis de s’intéresser au petit jour­nal, au café, à une scène, à la fic­tion qui en naît. Quelques figures lit­té­raires célèbres sont évo­quées dans un « trom­bi­no­scope », ainsi que les rela­tions entre bohèmes et l’idée d’une filia­tion de l’un à l’autre, et de leurs varia­tions. Les bache­liers servent de conclu­sion à cette par­tie.
Les mytho­lo­gies naissent de ces deux pre­miers ensembles. D’abord parmi les der­niers bohèmes de la période ; puis, pour une deuxième occur­rence, autour de l’étude de la vie de café, du petit jour­nal, des figures prin­ci­pales du temps, de la mort de Mur­ger, et du sort qui doit être réservé à la bohème : que faire, en gros, de cet objet lit­té­raire ? L’auteur ter­mine par les réponses iro­niques qui peuvent être appor­tées à cette ques­tion insoluble.

L’ouvrage se com­plète d’un sub­stan­tiel dic­tion­naire des per­son­nages (74 p.), très pré­cis, bien ren­sei­gné, illus­tré par­fois de textes com­plé­men­taires, d’un dic­tion­naire des jour­naux (31 p.) où les notices sont brèves et utiles, d’une biblio­gra­phie concise, et d’un index très com­plet (dont la lec­ture reste cepen­dant à décon­seiller aux myopes !). Mais à part ce détail, l’ensemble est excellent et fait de ce recueil, bien plus qu’une simple com­pi­la­tion, un véri­table outil pour abor­der, par la marge, la lit­té­ra­ture dans le cou­rant du XIXe siècle.
Outre l’aspect docu­men­taire, inédit jusqu’alors, qui per­met d’avoir en un fort volume très com­pact un maxi­mum d’articles de pre­mière infor­ma­tion sur le sujet, l’ouvrage a l’intérêt de pro­blé­ma­ti­ser à nou­veau la ques­tion de la bohème, à la lumière des tra­vaux connus et plus ou moins récents de Fou­cault, Bour­dieu, Gou­le­mot & Oster, Sei­gel, Diaz, et des études sur la presse menées par A. Vaillant et M.-E. Thé­renty, en appor­tant une réflexion per­son­nelle qui est inté­res­sante car diver­gente de la doxa habi­tuelle de « contre-culture », l’expliquant plus et au-delà de ce trop simple concept.

Nota. Paral­lè­le­ment à cette antho­lo­gie, qui semble n’être qu’un tome pre­mier (le second, selon la pré­face, devant aller du Second Empire à la mort de Ver­laine), un essai est en pré­pa­ra­tion aux édi­tions Fayard, qui englo­bera l’aventure bohème jusqu’au début du XXe siècle, ainsi qu’un volume d’inédits de Fir­min Maillard, à paraître pro­chai­ne­ment chez Champ Vallon.

yann-loic andre

J.-D. Wag­neur, Les Bohèmes, 1840–1870, écri­vains, jour­na­listes, artistes, Seys­sel, Champ Val­lon, 2012, 1442 p. - 32,00 €.

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