La vague bohémienne est immense en ce dernier trimestre 2012, portée par l’exposition au Grand Palais, qui domine de son influence sulfureuse toute cette production. J’ai déjà chroniqué pour ces nobles colonnes la réédition de Murger, Scènes de la vie de bohème, la publication du catalogue de l’exposition du Musée de Montmartre sur Le Chat Noir et la vie de bohème dans le Montmartre de 1880–1910, et le catalogue et l’exposition du Grand Palais, Bohèmes, de Léonard de Vinci à Picasso.
Jean-Didier Wagneur, fin connaisseur de la fin du XIXe siècle, et jadis éditeur, dans la même maison, des Dix ans de bohème d’Emile Goudeau, propose à son tour, avec l’aide de Françoise Cestor, une anthologie dense et savante, embrassant toute l’évolution de la bohème au cœur du siècle chez les écrivains, les journalistes et les artistes.
L’introduction pose d’emblée le problème : comment s’intéresser à la bohème, alors que cette fiction même avait été dénoncée dès la mort de Murger ? comment appréhender l’attitude des auteurs et « protagonistes de cette aventure littéraire, […], rarement dupes du discours qu’ils entretiennent pour travestir la précarité de leur vie artiste et parfois, en même temps, leur difficulté à exister dans le champ » ? La bohème restait-elle « identitaire, positionnelle, voire une idéologie forte du littéraire ou un simple alibi ? ». Enfin, l’auteur se demande si le discours bohème est un simple « discours d’escorte », ou bien s’il faut le prendre « comme signifiant fort pour l’aventure littéraire ».
C’est par la remontée aux sources des premiers discours sur la bohème littéraire que les concepteurs de l’anthologie se proposent de répondre à cette question. Peut-être fidèles au modèle de l’enquête littéraire cher à la fin du siècle, les auteurs se sont mués en enquêteurs hors la littérature canonique pour aller chercher leur matière dans les médias, en ne s’en tenant pas à l’émergence de la seule contre-culture telle qu’elle est souvent perçue. « Le monde du (petit) journal est capital pour l’étude de la bohème », affirment-ils : « lieu d’inscription de la majorité du corpus, [le petit journal] a fonctionné autant comme agent pollinisateur de cet éthos que comme performatif dans les trajectoires des jeunes impétrants qui en ont tiré légitimation et notoriété ».
Les auteurs se concentrent surtout sur la Monarchie de Juillet le Second Empire, c’est-à-dire sur « la bohème qu’on définit plus comme démocratique ou prolétaire, réaliste ou fantaisiste », que romantique, et qui n’a été somme toute définie que bien après la publication des Scènes. La bohème trouve donc son origine dans les années 1840, en même temps que l’essor de la presse, sous le modèle lancé par E. de Girardin ; elle s’arrête – temporairement – à la Commune et à la guerre de 1870, pour des changements de mentalité essentiellement.
Le lieu de développement est évidemment Paris, et les postulants, comme l’a montré José-Luis Diaz après Pierre Bourdieu, se définissent comme « voulant être écrivains ». Le terme bohème n’est d’ailleurs pas connoté négativement à ses débuts, mais le devient par trop-plein de candidats à la reconnaissance dans un milieu saturé, notamment dans les arts. Il reste alors à se rabattre sur la presse, sur les travaux alimentaires mais de moindre art offerts par le journal : on devient « homme de lettres par intermittence », selon la formule de Jean-Didier Wagneur. Ce sera la naissance des déclassés, évoqués plus tard par Vallès avant tant d’autres, mais dont la génération romantique de la rue du Doyenné porte déjà la trace, et qui trouvera son terme, ou une étape forte à tout le moins, dans les mouvements marginaux de la fin du siècle : Hirsutes, Zutistes et autres Fumistes.
L’industrialisation progressive de la presse, la naissance de la « petite presse » (déjà en germe au mitan du XVIIe siècle) inaugurent en littérature un temps nouveau : la petite presse relève du journal (elle en adopte le format, la mise en page), mais elle est subordonnée à la grande presse, au moins économiquement, et l’ensemble se cite et s’entre-cite, composant une forme de conversation, théorisée en son temps par W. Duckett (Dictionnaire de la conversation) dans un bain parisianiste. Le petit journal est un théâtre : on y trouve les programmes, mais aussi des spectacles ou des histrions de mauvais goût : « la petite presse est un outsider qui vise à se constituer elle-même en autorité ».
J.-D. Wagneur retrace ensuite l’origine du mot « bohème » (ou plutôt du doublet bohême/bohème), et en conserve l’idée de marginalité. Se greffent sur ce terme trois aspects : l’escroquerie, la criminalité, la pauvreté. La bohème littéraire, elle, définit un monde en rupture avec les normes, déterminé par la jeunesse, la camaraderie, l’amour libre, la vie insouciante et nomade de ses membres ; elle est consubstantielle à la rapinade, à la blague, la charge, la caricature. Ce n’est que sous le Second Empire que le mot élargira son sens vers les notions de dépense, d’importance du paraître, de cynisme, d’hédonisme, mêlant les Lions et dandys aux déclassés et demi-mondains.
Le bohème vers 1840 apparaît comme l’écrivain inédit, le parasite, l’aventurier des lettres, à la situation matérielle difficile. Les premiers romantiques s’inquièteront de cet arrivisme ; la particularité de Murger sera d’avoir appartenu à ces deux mondes, et de poétiser l’aventure pour en donner une vision sentimentale, romancée voire moralisée.
Murger donne trois étapes de la vie de bohème, qui sont autant de scansions de son œuvre (articles dans le Corsaire-Satan, puis adaptation en théâtre avant de devenir un roman) ; cette bohème finit par devenir une légende urbaine et médiatique, avec ses personnages et leurs rapports, et se nourrit de la presse au jour le jour.
De 1856 à 1860, la chronique vit son âge d’or, la législation interdisant depuis 1852 les questions économiques et sociales. Le journaliste, l’homme de lettres ne parle guère plus que de lui-même. Mais la précarité est toujours là : les publications éphémères se multiplient. Firmin Maillard proposera une dernière vision de la bohème, oscillant entre ses deux tendances : la manière critique de Jules Vallès, ou l’auto-illustration à la manière d’Emile Goudeau.
Les textes présentés dans l’anthologie sont documentaires, mais aussi parfois esthétiques : c’est une culture bohème un peu à la manière des tableaux de Paris, des physiologies qui ont, chacun à leur manière, marqué l’histoire littéraire du siècle. On glisse peu à peu vers le flâneur parisien, type littéraire célébré par Baudelaire.
La bohème reste illustrée par cette double tendance d’idéal et de misère, de châteaux et de fêlures.
Après cette préface savante, et un texte liminaire d’Etienne de Jouy, l’ouvrage se divise en trois grandes parties : la bohème avant Murger (I), l’invention de la bohème (II), et les mythologies qui en naissent (III).
La bohème avant Murger regroupe d’abord les thèmes et protagonistes bohèmes : le Bohémien, le rapin, l’artiste, la charge, la blague, la grisette, l’étudiante, le débutant littéraire, la mansarde, le bourgeois ; le terme de « bohème » finit par devenir métaphorique, mais suscite aussi des critiques ; enfin, la bohème est étudiée dans sa composante urbaine et ses extensions.
L’invention de la bohème permet de parcourir à nouveau le thème au prisme des « buveurs d’eau », puis de s’intéresser au petit journal, au café, à une scène, à la fiction qui en naît. Quelques figures littéraires célèbres sont évoquées dans un « trombinoscope », ainsi que les relations entre bohèmes et l’idée d’une filiation de l’un à l’autre, et de leurs variations. Les bacheliers servent de conclusion à cette partie.
Les mythologies naissent de ces deux premiers ensembles. D’abord parmi les derniers bohèmes de la période ; puis, pour une deuxième occurrence, autour de l’étude de la vie de café, du petit journal, des figures principales du temps, de la mort de Murger, et du sort qui doit être réservé à la bohème : que faire, en gros, de cet objet littéraire ? L’auteur termine par les réponses ironiques qui peuvent être apportées à cette question insoluble.
L’ouvrage se complète d’un substantiel dictionnaire des personnages (74 p.), très précis, bien renseigné, illustré parfois de textes complémentaires, d’un dictionnaire des journaux (31 p.) où les notices sont brèves et utiles, d’une bibliographie concise, et d’un index très complet (dont la lecture reste cependant à déconseiller aux myopes !). Mais à part ce détail, l’ensemble est excellent et fait de ce recueil, bien plus qu’une simple compilation, un véritable outil pour aborder, par la marge, la littérature dans le courant du XIXe siècle.
Outre l’aspect documentaire, inédit jusqu’alors, qui permet d’avoir en un fort volume très compact un maximum d’articles de première information sur le sujet, l’ouvrage a l’intérêt de problématiser à nouveau la question de la bohème, à la lumière des travaux connus et plus ou moins récents de Foucault, Bourdieu, Goulemot & Oster, Seigel, Diaz, et des études sur la presse menées par A. Vaillant et M.-E. Thérenty, en apportant une réflexion personnelle qui est intéressante car divergente de la doxa habituelle de « contre-culture », l’expliquant plus et au-delà de ce trop simple concept.
Nota. Parallèlement à cette anthologie, qui semble n’être qu’un tome premier (le second, selon la préface, devant aller du Second Empire à la mort de Verlaine), un essai est en préparation aux éditions Fayard, qui englobera l’aventure bohème jusqu’au début du XXe siècle, ainsi qu’un volume d’inédits de Firmin Maillard, à paraître prochainement chez Champ Vallon.
yann-loic andre
J.-D. Wagneur, Les Bohèmes, 1840–1870, écrivains, journalistes, artistes, Seyssel, Champ Vallon, 2012, 1442 p. - 32,00 €.