Quand une civilisation a-t-elle gagné ? Quand le particulier devient l’universel, dira le philosophe. Quand la domination devient l’hégémonie, dira le sociologue.
Plus simplement : « quand il n’y a plus lieu de discuter, et qu’un livre comme celui-ci a quelque chose d’un peu suspect », suggère Régis Debray. L’ouvrage formule, non pas la critique, mais le constat, de l’hégémonie culturelle en France de l’Amérique, qui « désigne ici moins un Etat et un territoire qu’une certaine forme de civilisation».
Difficile définition de la « civilisation »
De Valéry, on se rappelle surtout son marmoréen : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Mais, au juste, qu’est-ce qu’une civilisation ? Debray observe que Valéry n’a jamais voulu définir précisément ce concept, et pour cause : définir, c’est se risquer à être trop définitif dans le temps et dans l’espace. Or, il en va de l’histoire comme de la vie : le métabolisme est le propre d’une civilisation vivante, elle se transforme au fur et à mesure de ce qu’elle absorbe et stimule chez les autres.
Toute civilisation naît avant tout d’une circulation : il en va « du peuple juif lui-même, auquel nous devons tant, mais qui doit beaucoup à son tour à la Mésopotamie, d’où nous viennent l’écriture et le Créateur. On peut dire qu’il est né en Egypte, s’est singularisé à Babylone et a consigné son histoire à Alexandrie. » Une civilisation, c’est surtout un inconscient collectif, un « nous » qui peut, à tout moment, se rappeler à un « moi-je », et ainsi rebuter la monade qui se voudrait auto-engendrée, auteur de sa vie, rêvant de pouvoir se choisir un corps, un sexe, une langue, une mémoire, à sa guise. Aussi la civilisation fonctionne-t-elle d’autant mieux qu’elle est inconsciente. « Ce serait tuer l’effet que d’en indiquer la source, mais sans paléo, pas de néo ».
Pourtant, on parle déjà de culture française. Comment dès lors distinguer la culture de la civilisation ? « Pas de culture sans agriculture, pas de civilisation sans cité ». Une civilisation agit, elle est offensive ; tandis qu’une culture réagit, elle est défensive.
Une civilisation devrait se nommer, le dit joliment Debray, « civilisaction». Mais qu’est-ce qu’il faut pour faire une civilisation ? Si une langue et/ou une religion peuvent faire un camp retranché et durable pour une culture ; une civilisation exige plus : un empire, c’est-à-dire une force armée. « Le modèle américain fait paradigme à cet égard par sa capacité de projection à la fois de forces et de formes ».
Si une civilisation se doit d’avoir ses multiples, ceux-ci ne sont toutefois pas des clones ni de plates répliques : l’Italo-Américain, le Sino-Américain, Abu Dhabi, Tel-Aviv, Shanghaï ont leurs spécificités propres. Enfin, une civilisation nécessite un code symbolique pour traverser le temps : « une suprématie est installée quand l’empreinte survit à l’emprise, et l’emprise à l’empire ». Une civilisation a gagné quand l’empire dont elle procède n’a plus besoin d’être impérialiste pour imprimer sa marque.
De cette soumission inconsciente, l’auteur donne cet exemple cocasse : « s’agit-il d’évoquer l’action à distance d’un corps sur un autre corps, que l’on appelle l’influence, chacun de citer Joseph Nye et son soft power, plutôt que Gramsci et son hégémonie, autrement plus substantielle. Evoque-t-on rive gauche, la fin de l’histoire, apparaît aussitôt Fukuyama. Disparu, Kojève, le philosophe russe de Paris. » Ainsi, la civilisation est avant tout idéologie, définie comme « ce qu’une société s’accorde à tenir pour réel, à tel moment de son évolution, sans trop réfléchir à la question parce que la réponse va de soi et que l’on n’interroge pas l’échelle des coefficients de réalité ».
Après avoir défini ce qu’est la civilisation, reste à en dénombrer les apparitions. L’historien anglais Arnold Toynbee en a compté au long de l’histoire une vingtaine, dont cinq principales au XIXe siècle (Islam, Chine, Japon, Inde, Occident). Le philosophe allemand Oswald Spengler en a retenu huit (babylonienne, égyptienne, chinoise, indienne, méso-américaine, gréco-romaine, arabe et occidentale), réparties en trois classes : magique, apollinienne et faustienne.
Fernand Braudel distingue treize grandes civilisations existantes, dont quatre européennes (latine, grecque, nordique, russe). Enfin, pour Samuel Huntington, elles sont sept ou huit : occidentale, latino-américaine, musulmane, chinoise, hindoue, slavo-orthodoxe, japonaise et hypothétiquement africaine. L’européenne, dans ce dernier état de la question civilisation (au sens chronologique), a disparu à double titre : divisée en deux et absorbée par l’occidentale – Occident étant un terme que Valéry n’employait pas.
Quand l’Europe a-t-elle cessé de faire civilisation ?
Ce constat, qui se veut neutre, se nimbe néanmoins d’une mélancolie : l’ouvrage s’ouvre sur cette épigraphe de Simone Weil : en cas d’ « américanisation de l’Europe (…), l’humanité entière perdrait son passé ». L’agonie de l’Europe a un début – 1911, publication de La Crise de l’Esprit (Valéry, auquel l’auteur rend un vibrant éloge) ; une fin – 1996, publication du Choc des civilisations (Huntington). « En 1900, un Américain de bon ton est un Européen exilé ; en 2000, un Européen dans le vent est un Américain frustré – ou qui attend son visa. »
C’est Valéry qui, le premier, pronostique une rupture d’équilibre entre le centre (l’Europe) et sa périphérie par « le changement progressif de leurs rapports internes». Cependant, l’Europe continue de triompher dans l’entre-deux-guerres : à preuve qu’Husserl note dans sa Crise de l’humanité européenne et la philosophie (1935) : « Au sens spirituel, l’Europe englobe manifestement les dominions anglais, les Etats-Unis, etc. ». Les essayistes français de l’époque – Charles Maurras, Joseph Kessel, Georges Duhamel, Bertrand de Jouvenel – méprisaient et snobaient « ce titan du monde matériel, resté lilliputien dans l’ordre de l’esprit ». A l’extrême droite, côté Ordre nouveau, Jeune Europe et révolutionnaires conservateurs, c’est la phobie de l’Amérique qui l’emporte : c’est L’Abomination américaine d’Isaac Kadmi-Cohen (1930), Le Cancer américain (1931) de Robert Aron et Arnaud Dandieu, ou encore Lignes de chance de Daniel Rops (1934) qui dénonce « le résultat du machinisme, qui est de faire disparaître tout ce qui en l’homme indique l’originalité ».
Quand la France s’est-elle faite culture ?
La mort d’une civilisation, c’est sa dégradation en culture. Si la civilisation européenne est morte, reste à établir l’acte de naissance de son rejeton diminué, la culture française. En cela, la France sans le savoir suit l’exemple des petits royaumes d’Asie : qu’ils fussent d’abord hindouisés puis islamisés, comme l’Indonésie et le Cachemire, ou à l’inverse bouddhisés, comme le Népal, « ils ont dû réinsérer leur culture, à couvert ou en contrebande, dans un plus ample écosystème, arrivé sur le tard, de façon à sauver les meubles et la face ».
Marcel Mauss avait déjà pressenti, dès 1924, le Français de demain : « Homo oeconomicus est devant nous ». Ce dernier ayant destitué homo politicus, qui, trois siècles durant, a régné après avoir lui-même destitué homo religiosus. Après la fin des idéologies vient l’économisme ; la révolution numérique, qui codifie n’importe quelle donnée en binaire, est pour beaucoup dans ce saut qualitatif du quantitatif. L’entreprise est devenue le cœur battant à présent de la société – on ne parle plus d’ailleurs de gouvernement, mais de gouvernance. La totalité de l’existence humaine est couverte : « en politique, le programme est devenu une offre. Nous avions des sociétés de pensée, nous avons des think tanks. Et chacun d’entre nous gère ses amours, sa carrière, son portefeuille, ses enfants et ses névroses. (…) Dis-moi combien tu as de followers, de likes, de posts et je te dirai ce que tu vaux. Il n’est pas jusqu’à l’intellectuel, l’entrepreneur en idées, qui ne se convertisse en patron d’un cabinet de conseil. »
Cette autopsie du cadavre Europe ne se fait pas sans humour : dans le chapitre intitulé « le trouble d’Hibernatus », Debray verse dans l’autodérision : « il s’agit en l’occurrence d’un petit olibrius (1940–2017), surnommé Hibernatus. Il avait vingt ans en 1960, quand il quitta son Quartier Latin adoptif pour d’autres horizons ». On suit le fossile dans ses pérégrinations parisiennes, estomaqué de ne pas reconnaître le phare de sa jeunesse. « A la place du café Mahieu se tenait un McDonald’s, et, de l’autre côté, à la place du Capoulade, se dressait un Quick ».
Debray, perdu au milieu de la « e-generation des youtubers et des gamers, habitués de la Paris Games Week, de la battle et des fashion weeks, qui finalisaient un montage et parlaient cash », connaît la même désillusion parmi les universitaires. « Ils semblaient répugner aux vues d’ensemble, qui caractérisaient à leurs yeux l’amateur, voire le fumiste, disons l’essayiste. Un vrai professionnel était à son créneau et s’y tenait. Il était affecté à un labo et entretenait avec son sujet de thèse un rapport distancié compétent et sans passion ». De même, il note, d’un ton ennuyé, la disparition des uniformes, la supplantation de la langue libérale (démocratie, société civile, entreprises citoyennes, minorités visibles, identités) à la langue de gauche (bourgeoisie, nation, Etat, classe et lutte de classe, front uni, salariat, capitalisme), l’emprise de la langue du sport globish : supporter pour militant, fan pour sympathisant, leadership pour direction, coach pour conseiller.
L’accouchement de la culture française aura mis en un siècle. Les premières contractions viennent en 1919 : pour la première fois, depuis deux siècles, le texte français d’un accord ne fait plus foi, le français cesse alors d’être la langue de la diplomatie. 2017 marque la délivrance : M. Macron écoute la Marseillaise non les bras le long du corps, mais dans la posture exigée des américains lors de l’exécution du God Bless America ; les organisateurs de la candidature aux JO adoptent pour devise Made for sharing.
Qu’est-ce que la nouvelle civilisation américaine ?
Elle se caractérise par trois fétiches, qu’elle oppose à ceux de l’Europe : l’espace au temps, l’image à l’écrit, le bonheur au tragique. Cette description de l’Amérique se fait toutefois sans péjoration : « un jugement de valeur sur les mérites comparés de telle ou telle formule d’aménagement de l’existence ne sera jamais qu’un jugement d’humeur ou d’opportunité, dépendant de nos habitudes et attaches ». A la suite de cette description, l’ouvrage s’étonne d’un fait médiatique, l’opposition manichéenne entre « l’Amérique, héraut et bastion de la démocratie, garant de l’ordre international, protecteur du monde libre » et « l’islam radical, la grande, l’unique menace pesant sur notre civilisation ».
Debray explique cette obsession de l’islam par quatre facteurs : la peur du terrorisme, l’aveuglement par l’écosystème américain, la survalorisation de l’événement, et la nécessité pour toute civilisation d’avoir un diable – on ne se pose qu’en s’opposant. L’islamisme comprend tout à fait ces codes et en joue : « sans faire un gendre idéal, le terroriste est l’enfant de nos sociétés dites postmodernes, illégitime, mais naturel. »
Est-ce à dire pour autant que Civilisation est un livre pessimiste ? Non pas. Par une prose simple, sans simplisme, Debray montre qu’une civilisation est d’abord une propagation inconsciente ; et qu’une décadence consiste en une transmission, en un rebond et donc en une survie. Rien ne se perd, tout se transforme : pas de quoi pleurer.
Reste, après ce savant inventaire, à ranger Debray lui-même. Peut-être dans cette poignée, à part, « d’inadaptés sociaux qui s’obstinent à accorder quelque réalité aux choses invisibles et incalculables ».
hocine rahli
Régis Debray, Civilisation Gallimard, 2017, 240 p. — 19,00 €. (1), Folo, mai 2018, 256 p. — 6,80 €. (2)