Chez Abbou le réel ressembla parfois à un rêve : « J’opérais ainsi une synthèse entre des impressions rêvées et des sentiments vécus » écrit l’artiste. Et il ajoute : « c’est une période, aussi, qui correspond à une recherche de la naïveté dans les formes et les couleurs, un peu à la façon de l’œuvre de Marc Chagall. Marc Chagall est certainement le peintre qui m’a le plus ému par son esprit enfantin ». A suivi une « période urbaine » dans les squats d’artistes et des rencontres avec ceux qui travaillent sur le fétichisme et la magie attribuée à certains objets ou situations. La sexualité devient ensuite de plus en plus rémanente et s’organise au sein de rituels amoureux. Abbou capte des « anges tutélaires ». Ils lui permettent de disséquer l’amour en pécheresses avisées.
Influencé par une photographie plasticienne, picturale, l’artiste cultive des relents d’un néo-classicisme à la française mais — et surtout — il les revisite. Ingres n’est pas loin avec son goût pour les textures des étoffes, pour les courbes et les drapés réalistes. « Les œuvres maîtresses, pour moi, sont « la grande odalisque » ainsi que « le bain turc « écrit l’artiste. Mais il est allé plus loin. Plongeant dans le baroque et ses irrégularités il malmène la matière photographique (négatif, tirage, etc.).
Ayant appris la liberté à travers l’œuvre de Dali, il ignore tout carcan. Le nu devient le cadre dans lequel, contre la chaos, se met à jour sinon “du” portrait du moins la réconciliation reliant deux mondes.
L’oeuvre offre sa plénitude aux autres et permet d’oublier qu’on est né dans un immense cimetière. Elle “apprend” que même si nous pouvons nous sentir en prison, il est toujours possible de nous sentir libre, prince en amour et porteur de cités. Et n’est-ce pas ce à quoi l’art “sert” lorsqu’il est comme chez Abbou oeuvre de sincérité mais aussi de travail pour ne pas rater la cible ?
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
En principe le soleil quand il y en a, et l’idée que je vais boire un café, fumer ma clope, le visage dans la lumière. Quand il fait gris, ce sont les obligations qui me lèvent. Le matin est le seul moment où mes idées sont fraîches. Une sorte de purge, qui me fait me lever pour les plaquer sur une feuille. Tout le reste de la journée, je ne fais qu’affiner et remodeler l’idée principale du lever.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Si vous me parlez de rêves en tant que projection d’un désir, alors je dirais que c’est les mêmes qu’aujourd’hui, et j’y mets la volonté pour les réaliser, à savoir courir après le bonheur.
À quoi avez-vous renoncé ?
Ça m’a pris du temps de me débarrasser de ce trait de caractère, si ancré chez les hystériques, à savoir la séduction permanente. J’espère y être arrivé.
D’où venez-vous ?
D’un ventre chaud et rond.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
La compassion pour ceux qui souffrent. Je pense.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Marcher une heure ou deux dans la ville.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Ne pas avoir les impératifs de l’argent. J’ai travaillé comme une brute, très tôt pour me mettre à l’abri des choses matérielles. Venant du ghetto, j’ai tout de suite saisi, avec mes yeux d’enfant, qu’il fallait d’abord régler rapidement ces soucis pour pouvoir me consacrer pleinement à la réflexion. (après on peut dire que c’est de la chance, moi je n’y vois que du travail). Ce qui m’exclut du champ des courtisans. Et puis je me contente de ce que j’ai. Si je n’ai pas, ce n’est pas grave. J’ai dans l’esprit qu’une chose qui ne se réalise pas avec quelqu’un qu’on espérait, se réalise, ailleurs, en mieux, en plus grand, avec une autre personne, et encore mieux. C’est ce que j’appelle la loi des quantums.
Comment définiriez-vous vos narrations érotiques ?
C’est un des endroits où l’instinct de mort, qui sous-tend le principe de plaisir, ne fait de mal à personne, et se retrouve transformé sur un tirage, en instinct de vie.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
L’image de ma mère.
Et votre première lecture ?
Des bandes dessinées où l’homme se confronte aux forces de la nature. Ça me fascinait quand j’étais enfant. Tarzan, Rahan…
Quelles musiques écoutez-vous ?
Grande amplitude. Mais un certain snobisme à avoir du mal avec la variétoche. Mais en gros quand je suis triste, je mets des choses gaies et quand je suis d’humeur stable, je peux écouter des mélodie tristes. Par exemple, j’évite Chet Baker quand je suis trop sombre.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
“Moby Dick” de Melville, “Dracula” de Bram stocker. Les livres où il y a un rapport avec de l’irrationnel dans la nature.
Quel film vous fait pleurer ?
Les films dont les valeurs de vertu sont exacerbées
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je pense ne m’être jamais vu dans un miroir au sens phénoménologique. Du coup, j’ai renoncé, depuis que je suis adolescent, à me regarder dans un miroir. Devant un miroir, je vois une surface réfléchissante plane, mais jamais moi. Je regarde aussi si je n’ai rien qui traîne sur la face quand j’ai un rendez-vous important.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
… je ne sais pas
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Jérusalem, incontestablement. C’est le seul endroit où dans ce chaos millénaire, je me sens équilibré et stable. Voir Jérusalem et mourir. Je crois que ce doit être ça.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Je suis un peu vieillot, je me sens très proche des écrivains du 19e. Je suis aussi méticuleux qu’eux en photo. Tout est pesé, et pourtant tout semble leur échapper. Paradoxalement, on se sent moins leurré par leurs effets de style. Rimbaud et le grand écart avec Victor Hugo sont les personnifications du mythe que je me fais de l’écrivain, à savoir la justesse. Ce qu’il y a de certain, c’est que je suis incapable de dissocier l’œuvre d’un auteur, de sa vie personnelle. Sa vie transpire par ses phrases.
Quand c’est une ordure de l’histoire, tout de suite ses mots prennent une odeur nauséeuse, et cela, sans connaître sa vie. On aura beau me dire qu’untel est un génie, si c’est une pourriture tout ce qui émane de lui est fané par un ressenti au fond de moi. C’est comme ça.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Absolument rien. Je me cache à mon anniversaire. Généralement, je m’enfuis loin et seul. Ce n’est pas rigolo pour mes proches, mais ils s’y sont faits.
Que défendez-vous ?
Une pensée “libre” qui se serait forgée par un travail concret fait d’études et de recherche. je suis halluciné de voir comment les gens aujourd’hui délèguent leurs idées. Terminé, à la poubelle, le bon vieux cogito rationnel du père Descartes, “JE pense donc je suis…” qui nous poussait à faire des efforts avec notre caboche, pour essayer de discerner le vrai du faux. Dans le climat, irrationnel, d’aliénés, avec les gourous du “prêt-à-penser”, c’est : ” IL pense, donc je suis…”. Des gens qui se permettent des avis sans jamais avoir bougé de leur trou, sans jamais rien connaître qu’au travers des yeux de leurs gourous, ça me fait bondir.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Ça, c’est typiquement la phrase de quelqu’un qui est resté bloqué au stade de la théorie et a désincarné l’humain. Sans être rentré dans Lacan, car connaître ses principes, c’est apprendre son lexique ( j’ai essayé mais je préfère les oasis à l’aridité du désert), je dirais qu’il est resté bloqué dans ses histoires de signes linguistique, qui lui ont asséché le coeur. Il est indéniable que l’humain a sa spécificité qui est le langage et est une construction autour des représentations, langage, etc. Et il est certain que cela crée une sorte de barrière d’avec les phénomènes. Mais peut-être que Lacan, dans son souci narcissique et obscur de ressembler au père Freud, a oublié en chemin une notion majeure qui est l’affect et qui est aussi un corollaire de l’ontologie humaine.
Il cherche à décrypter l’incommensurable, à savoir l’amour, en nous balançant une provocation. Allez dire ça à une mère et son enfant, allez dire ça à des amoureux transis ! C’est bien essayer, mais malheureusement, il ne nous éclaire en rien. Tous les plus grands penseurs, de Platon à plus proche, R. Misrahi, Comte-Sponville et même Lou Salomé etc, n’ont jamais réussi à définir et donner une définition face à un phénomène qui échappe à la raison (et n’en ont jamais eu la prétention d’ailleurs !).
C’est la seule vertu que l’on appréhende en dehors d’elle même. Peut-être voulait-il épater son fan-club. Il aurait dû lire Jankélévitch qui, sans prétention, l’aurait certainement éclairé, avec plus d’humour, sur ces questions. La seule chose que j’aime chez Lacan, ce sont ses réflexions sur le stade du miroir chez l’enfant. Là, il était encore jeune et pas tout à fait sec. Personnellement, je pense que s’enfermer dans des définitions comme celle là, c’est avoir déjà un pied dans la tombe. Je suis même étonné que Dolto ait pu le supporter aussi longtemps !
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui, mais quelle était la question ?“
Si la réponse c’est oui alors, la question, c’est : est ce qu’il est possible de faire un repas avec Nathalie Portman ? Si c’est oui, c’est top !
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 1er mars 2019.