En sortant du ghetto : entretien avec l’artiste Jonathan Abbou

Chez Abbou le réel res­sem­bla par­fois à un rêve : « J’opérais ainsi une syn­thèse entre des impres­sions rêvées et des sen­ti­ments vécus » écrit l’artiste. Et il ajoute : « c’est une période, aussi, qui cor­res­pond à une recherche de la naï­veté dans les formes et les cou­leurs, un peu à la façon de l’œuvre de Marc Cha­gall. Marc Cha­gall est cer­tai­ne­ment le peintre qui m’a le plus ému par son esprit enfan­tin ». A suivi une « période urbaine » dans les squats d’artistes et des ren­contres avec ceux qui tra­vaillent sur le féti­chisme et la magie attri­buée à cer­tains objets ou situa­tions. La sexua­lité devient ensuite de plus en plus réma­nente et s’organise au sein de rituels amou­reux. Abbou capte des « anges tuté­laires ». Ils lui per­mettent de dis­sé­quer l’amour en péche­resses avisées.

Influencé par une pho­to­gra­phie plas­ti­cienne, pic­tu­rale, l’artiste cultive des relents d’un néo-classicisme à la fran­çaise mais — et sur­tout — il les revi­site. Ingres n’est pas loin avec son goût pour les tex­tures des étoffes, pour les courbes et les dra­pés réa­listes. « Les œuvres maî­tresses, pour moi, sont « la grande oda­lisque » ainsi que « le bain turc «  écrit l’artiste. Mais il est allé plus loin. Plon­geant dans le baroque et ses irré­gu­la­ri­tés il mal­mène la matière pho­to­gra­phique (néga­tif, tirage, etc.).
Ayant appris la liberté à tra­vers l’œuvre de Dali, il ignore tout car­can. Le nu devient le cadre dans lequel, contre la chaos, se met à jour sinon “du” por­trait du moins la récon­ci­lia­tion reliant deux mondes.

L’oeuvre offre sa plé­ni­tude aux autres et per­met d’oublier qu’on est né dans un immense cime­tière. Elle “apprend” que même si nous pou­vons nous sen­tir en pri­son, il est tou­jours pos­sible de nous sen­tir libre, prince en amour et por­teur de cités. Et n’est-ce pas ce à quoi l’art “sert” lorsqu’il est comme chez Abbou oeuvre de sin­cé­rité mais aussi de tra­vail pour ne pas rater la cible ?

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
En prin­cipe le soleil quand il y en a, et l’idée que je vais boire un café, fumer ma clope, le visage dans la lumière. Quand il fait gris, ce sont les obli­ga­tions qui me lèvent. Le matin est le seul moment où mes idées sont fraîches. Une sorte de purge, qui me fait me lever pour les pla­quer sur une feuille. Tout le reste de la jour­née, je ne fais qu’affiner et remo­de­ler l’idée prin­ci­pale du lever.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Si vous me par­lez de rêves en tant que pro­jec­tion d’un désir, alors je dirais que c’est les mêmes qu’aujourd’hui, et j’y mets la volonté pour les réa­li­ser, à savoir cou­rir après le bonheur.

À quoi avez-vous renoncé ?
Ça m’a pris du temps de me débar­ras­ser de ce trait de carac­tère, si ancré chez les hys­té­riques, à savoir la séduc­tion per­ma­nente. J’espère y être arrivé.

D’où venez-vous ?
D’un ventre chaud et rond.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
La com­pas­sion pour ceux qui souffrent. Je pense.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Mar­cher une heure ou deux dans la ville.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres artistes ?
Ne pas avoir les impé­ra­tifs de l’argent. J’ai tra­vaillé comme une brute, très tôt pour me mettre à l’abri des choses maté­rielles. Venant du ghetto, j’ai tout de suite saisi, avec mes yeux d’enfant, qu’il fal­lait d’abord régler rapi­de­ment ces sou­cis pour pou­voir me consa­crer plei­ne­ment à la réflexion. (après on peut dire que c’est de la chance, moi je n’y vois que du tra­vail). Ce qui m’exclut du champ des cour­ti­sans. Et puis je me contente de ce que j’ai. Si je n’ai pas, ce n’est pas grave. J’ai dans l’esprit qu’une chose qui ne se réa­lise pas avec quelqu’un qu’on espé­rait, se réa­lise, ailleurs, en mieux, en plus grand, avec une autre per­sonne, et encore mieux. C’est ce que j’appelle la loi des quantums.

Com­ment définiriez-vous vos nar­ra­tions éro­tiques ?
C’est un des endroits où l’instinct de mort, qui sous-tend le prin­cipe de plai­sir, ne fait de mal à per­sonne, et se retrouve trans­formé sur un tirage, en ins­tinct de vie.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
L’image de ma mère.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Des bandes des­si­nées où l’homme se confronte aux forces de la nature. Ça me fas­ci­nait quand j’étais enfant. Tar­zan, Rahan…

Quelles musiques écoutez-vous ?
Grande ampli­tude. Mais un cer­tain sno­bisme à avoir du mal avec la varié­toche. Mais en gros quand je suis triste, je mets des choses gaies et quand je suis d’humeur stable, je peux écou­ter des mélo­die tristes. Par exemple, j’évite Chet Baker quand je suis trop sombre.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
“Moby Dick” de Mel­ville, “Dra­cula” de Bram sto­cker. Les livres où il y a un rap­port avec de l’irrationnel dans la nature.

Quel film vous fait pleu­rer ?
Les films dont les valeurs de vertu sont exacerbées

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je pense ne m’être jamais vu dans un miroir au sens phé­no­mé­no­lo­gique. Du coup, j’ai renoncé, depuis que je suis ado­les­cent, à me regar­der dans un miroir. Devant un miroir, je vois une sur­face réflé­chis­sante plane, mais jamais moi. Je regarde aussi si je n’ai rien qui traîne sur la face quand j’ai un rendez-vous important.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
… je ne sais pas

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Jéru­sa­lem, incon­tes­ta­ble­ment. C’est le seul endroit où dans ce chaos mil­lé­naire, je me sens équi­li­bré et stable. Voir Jéru­sa­lem et mou­rir. Je crois que ce doit être ça.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Je suis un peu vieillot, je me sens très proche des écri­vains du 19e. Je suis aussi méti­cu­leux qu’eux en photo. Tout est pesé, et pour­tant tout semble leur échap­per. Para­doxa­le­ment, on se sent moins leurré par leurs effets de style. Rim­baud et le grand écart avec Vic­tor Hugo sont les per­son­ni­fi­ca­tions du mythe que je me fais de l’écrivain, à savoir la jus­tesse. Ce qu’il y a de cer­tain, c’est que je suis inca­pable de dis­so­cier l’œuvre d’un auteur, de sa vie per­son­nelle. Sa vie trans­pire par ses phrases.
Quand c’est une ordure de l’histoire, tout de suite ses mots prennent une odeur nau­séeuse, et cela, sans connaître sa vie. On aura beau me dire qu’untel est un génie, si c’est une pour­ri­ture tout ce qui émane de lui est fané par un res­senti au fond de moi. C’est comme ça.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Abso­lu­ment rien. Je me cache à mon anni­ver­saire. Géné­ra­le­ment, je m’enfuis loin et seul. Ce n’est pas rigolo pour mes proches, mais ils s’y sont faits.

Que défendez-vous ?
Une pen­sée “libre” qui se serait for­gée par un tra­vail concret fait d’études et de recherche. je suis hal­lu­ciné de voir com­ment les gens aujourd’hui délèguent leurs idées. Ter­miné, à la pou­belle, le bon vieux cogito ration­nel du père Des­cartes, “JE pense donc je suis…” qui nous pous­sait à faire des efforts avec notre caboche, pour essayer de dis­cer­ner le vrai du faux. Dans le cli­mat, irra­tion­nel, d’aliénés, avec les gou­rous du “prêt-à-penser”, c’est : ” IL pense, donc je suis…”. Des gens qui se per­mettent des avis sans jamais avoir bougé de leur trou, sans jamais rien connaître qu’au tra­vers des yeux de leurs gou­rous, ça me fait bondir.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Ça, c’est typi­que­ment la phrase de quelqu’un qui est resté blo­qué au stade de la théo­rie et a dés­in­carné l’humain. Sans être ren­tré dans Lacan, car connaître ses prin­cipes, c’est apprendre son lexique ( j’ai essayé mais je pré­fère les oasis à l’aridité du désert), je dirais qu’il est resté blo­qué dans ses his­toires de signes lin­guis­tique, qui lui ont assé­ché le coeur. Il est indé­niable que l’humain a sa spé­ci­fi­cité qui est le lan­gage et est une construc­tion autour des repré­sen­ta­tions, lan­gage, etc. Et il est cer­tain que cela crée une sorte de bar­rière d’avec les phé­no­mènes. Mais peut-être que Lacan, dans son souci nar­cis­sique et obs­cur de res­sem­bler au père Freud, a oublié en che­min une notion majeure qui est l’affect et qui est aussi un corol­laire de l’ontologie humaine.
Il cherche à décryp­ter l’incommensurable, à savoir l’amour, en nous balan­çant une pro­vo­ca­tion. Allez dire ça à une mère et son enfant, allez dire ça à des amou­reux tran­sis ! C’est bien essayer, mais mal­heu­reu­se­ment, il ne nous éclaire en rien. Tous les plus grands pen­seurs, de Pla­ton à plus proche, R. Mis­rahi, Comte-Sponville et même Lou Salomé etc, n’ont jamais réussi à défi­nir et don­ner une défi­ni­tion face à un phé­no­mène qui échappe à la rai­son (et n’en ont jamais eu la pré­ten­tion d’ailleurs !).

C’est la seule vertu que l’on appré­hende en dehors d’elle même. Peut-être voulait-il épa­ter son fan-club. Il aurait dû lire Jan­ké­lé­vitch qui, sans pré­ten­tion, l’aurait cer­tai­ne­ment éclairé, avec plus d’humour, sur ces ques­tions. La seule chose que j’aime chez Lacan, ce sont ses réflexions sur le stade du miroir chez l’enfant. Là, il était encore jeune et pas tout à fait sec. Per­son­nel­le­ment, je pense que s’enfermer dans des défi­ni­tions comme celle là, c’est avoir déjà un pied dans la tombe. Je suis même étonné que Dolto ait pu le sup­por­ter aussi longtemps !

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui, mais quelle était la ques­tion ?“
Si la réponse c’est oui alors, la ques­tion, c’est : est ce qu’il est pos­sible de faire un repas avec Natha­lie Port­man ?  Si c’est oui, c’est top !

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 1er mars 2019.

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