Roland Sénéca, Les cartes à jouer du corps

Ecrans sans contrôle

Le livre de Roland Sénéca est à la fois un chef-d’oeuvre, une somme poé­tique et plas­tique. C’est une médi­ta­tion sur ce qu’il en est de l’art, de l’être et de l’amour lorsqu’il est “l’attitude qui vou­drait réunir deux actes contra­dic­toires ; à la fois la contem­pla­tion de la forme et l’espoir de sa trans­for­ma­tion”. Mots et images se déve­loppent, se dépe­lotent, s’invaginent au sein d’une inté­rio­rité qui se met à jour en sor­tant des abîmes.
La sexua­li­sa­tion fémi­nine et mas­cu­line demeure mais selon des épi­sodes et des formes inédites au sein de corps certes pré­sents mais déga­gés de leurs don­nées immé­diates. Tout est bien plus com­plexe et pro­fond. C’est comme si l’inconscient avait enfin droit de cité à tra­vers de nou­veaux para­digmes que Claude Louis-Combet pré­cise dans sa post-face au livre, “Le corps au carré dans son habit de lignes”.

Sénéca habille la chair dont la viande devient un étrange fruit. Le coeur vul­néré s’infuse dans la tor­sion des désirs et de mul­tiples tour­ments qui dépassent le pur psy­cho­lo­gisme. Tout devient ici rêve­rie en acte par le des­sin qui à la fois semble fuir mais en com­blant des vides. La trace demeure aussi cor­po­relle qu’essentialiste. Les lignes deviennent aimants, lunes, mères, flammes et feuillages. Ce qui res­tait jusque là à l’abri des ventres trouve sou­dain une chambre d’écho et sort des starting-blocks de la peau.
Jaillit un uni­vers à contre-courant et en constante exten­sion. Nulle culpa­bi­lité ne reste pré­sente dans ce timing d’évasion et d’invention. En un tra­vail par des­sus le tra­vail le corps conti­nue de croître. Dans le plan du sup­port impré­gné de silence, un souffle prend matière en une incan­ta­tion plastique.

Des formes rem­placent les ombres en de mul­tiples gref­fons où le ter­ri­toire du corps se sou­lève de ses four­rés. Ce qui était jusque là non seule­ment retenu mais inconnu s’ébroue par des effrac­tions. S’y dévi­sage ce qui fai­sait de l’homme un trop peu. Sou­dain des conti­nents char­nels échappent aux courbes de niveau. Et ce qui semble même se res­ser­rer s’active à l’air libre dans des aplats à valeur volu­mique.
Sénéca active l’inerte, des pans se tordent. Ce qui était lové dans nos criques est retourné, s’élève. Les envers de nos fruits sont des gre­nades incen­diaires qui tra­hissent tout ordre d’abstraction ou de réa­lisme. Des pay­sages entiers ouvrent leur gueule ou leur bles­sure. Appa­raissent des cartes hors rele­vés, hors mythes.

Le trouble est là, offert sans réponse. Au-delà des miroirs, la machine-corps avance vivante et en dérive afin que les exca­va­tions sacri­lèges donnent libre cours à ce qui nous rend chaque jour plus orphe­lin de nous-mêmes.

jean-paul gavard-perret

Roland Sénéca, Cartes à jouer du corps, Edi­tions Folle Avoine, 2019 — 68,00 €.

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Filed under Arts croisés / L'Oeil du litteraire.com, Chapeau bas, Poésie

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