Erri de Luca, Le tour de l’oie

Le corps de l’écrivain

L’auteur habite encore une mai­son de pierre de lave qu’il a construite de ses mains. Il “conti­nue à habi­ter des feux éteints”. L’alpiniste vol­ca­nique, membre des pio­lets d’or, garde le Vésuve en sa mire. Le Napo­li­tain sait que sa ville est habi­tée sur le vide et dont les murs de tuffe ne séparent pas. Comme s’il n’y avait pas de secret.
Ecri­vain de la vie concrète, de Luca se méfie des abs­trac­tions men­tales. Bref, le corps de l’écrivain est fon­da­men­tal. C’est lui qui induit un cer­tain risque — même si celui-ci n’est rien dans l’écriture par rap­port à celui du marteau-piqueur. L’auteur le pra­ti­qua sans y pen­ser pour ne pas deve­nir fou.

Celui qui a exclu la divi­nité de sa vie mais pas de celle des autres pour­suit sa marche sous le vol­can ou des­sus. Cette mon­tagne reste un cau­che­mar — celui “du sys­tème ner­veux napo­li­tain” — mais elle n’est pas la seule à géné­rer des angoisses. Res­pon­sable du mou­ve­ment “Lotta Conti­nua”, de Luca appar­tint à la gauche révo­lu­tion­naire publique. Accep­tant la condam­na­tion pénale, il a tou­jours refusé “la réduc­tion du voca­bu­laire”. Et il conti­nue à défendre ceux qui sont calom­niés.
Il agit “en haut par­leur de lui-même” et de ceux qui ne sont pas écou­tés comme il le rap­pelle dans son livre. Il s’y veut citoyen hon­teux d’être contem­po­rain des migrants nau­fra­gés et pas­sa­ger avec les nou­veaux esclaves qui paient pour être eux-mêmes mar­chan­dises de “la force motrice du désespoir”.

Dans Le Tour de l’Oie, le fils ima­gi­naire s’adresse à son père pour lui dire qu’il est citoyen de la nou­velle Europe. Et de Luca est ce fils qui s’élève contre ceux qui renâclent et ché­rissent le passé, les pas­sifs, les replis. Mais dans ce soir d’hiver où se passe le livre, celui qui a fait sur­gir le fils qu’il n’a pas eu, est de fait mis à nu par sa créa­ture. Il prend la place du père et de ses sou­ve­nirs dans un dis­po­si­tif inversé. De Luca écoute la voix qu’il écrit, devient pur scrip­teur de ce fils bara­qué et croyant.
D’où ce dia­logue qui n’a rien de celui d’un sourd mais d’une trans­mis­sion par-delà la réa­lité telle qu’elle est. Ce fils qu’il ne peut dire sien, ce Pinoc­chio bien vivant et adulte devient le miroir en un repas mys­té­rieux et presque tes­ta­men­taire. S’y  glanent des véri­tés oubliées au sein des “sor­nettes” que le fils reproche au géni­teur putatif .

Le jeu de l’oie en spi­rale qui se par­court à coups de dés se refait en arrière au sein de res­sur­gis­se­ments de sou­ve­nirs impré­vus et qu’au besoin le fils lui reproche. Mais la vie n’y perd pas en gran­deur : elle se den­si­fie à coups d’images — par­fois trop appuyées– mais qui per­mettent de dire de la vie ce qui reste comme chez Beckett et Bor­gès, ces pas­seurs obligés.

jean-paul gavard-perret

Erri de Luca, Le tour de l’oie, trad. de l’italien par Danièle Valin, Gal­li­mard, coll. Du monde entier, Paris, 2019.

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Filed under Echos d'Italie / Echi dell'Italia, Romans

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